5.11.24

Ecoute totalement inactuelle d'un disque d'Enrique Morente et le groupe Lagartija Nick, intitulé « Omega », acheté en ligne sur un site d'occasions après avoir découvert sur le net une performance saisissante de Morente avec Lee Ranaldo, guitariste de Sonic Youth (groupe avec lequel le chanteur andalou s'est parfois retrouvé sur scène, pour une expérience à mon sens moins convaincante, mangé par le dispositif des trop grands espaces nécessaires pour le rock à succès).
Lorsque je fréquentais plus assidument le flamenco, il y 20/30 ans, je ne supportais pas les formules fusions qui à l'époque, dans le sillage du sextet de Paco de Lucia, devenaient la règle - que celles-ci lorgnent vers le rock (basses électrique, batterie etc) ou vers le classique (et même si sa voix fatiguée est aussi en cause, « live with the Royal Philharmonic Orchestra », un des derniers disque de Camaron, me semble toujours très difficilement écoutable). L'instrumentation à mon sens ne proposait le plus souvent qu'un relooking totalement fadasse de la singularité du flamenco. Idem pour les incursions vers le jazz, rarement convaincante lorsque les guitaristes se contentaient d'enrichir quelques accords sans se frotter à l'essence révolutionnaire de cette musique.
« Omega », enregistré en 1996, est issu de cette même époque. Mais Morente ne cherche pas à colorer son chant de musiques juste dans l'air du temps. L'érudit du flamenco qu'il est – voir par exemple son magnifique hommage à Don Antonio Chacon, sans fioritures, avec l'irremplaçable Pepe Habichuela à la guitare – n'a pas peur de laisser errer son art dans les rues de New York, puisant son chant alternativement dans les textes de Garcia Lorca et son recueil fondamental « un poeta en Nueva York », et dans ceux, tout aussi magnifiques, de Léonard Cohen (« first we take Manhattan », « hallelujah », « take this waltz... »). Dans le premier titre fleuve, l'éponyme omega, apparaissent toute les qualités du projet qui parsèment le disque : chant flamenco solo, choral, pulsation binaire assumée (grosse caisse de batterie, entêtée) à rebours du mélange binaire-ternaire virtuose dans nombre de palos flamenco, sons électriques saturés, nombreux espaces vides pour du chant a cappella ou presque (version moderne du martinete, le chant des forgerons d'autrefois dans les communautés gitanes d'Andalousie), samples - à la manière du hip hop - de cantaores ancestraux, jeu avec la captation (son parfois ultra compressé, voix proches ou lointaines), guitares électriques lorgnant vers le métal, et vrais espaces laissés pour cette électricité-là, dans une frontalité savoureuse avec les guitares flamencas. Plus loin dans le disque, ce sont les instrumentations délicieusement kitsch et minimales des derniers albums de Léonard Cohen (le premier du genre étant me semble-t-il « I'm your man », vers 1986) qui sont invitées, et la voix de Morente surprend encore ici, m'évoque, malgré la langue autre, une certaine variété italienne (on est pas très loin parfois d'Andrea Bocelli, une certaine granulosité vocale en plus) en s'éloignant particulièrement du flamenco traditionnel, comme aspiré / inspiré par l'âpre melting-pot New-Yorkais que Spike Lee, par exemple, filme dans « 25th hour » (l'orientalisme du magnifique dernier titre de « Omega », enraciné dans un palo flamenco traditionnel, m'évoque d'ailleurs la B.O de Terence Blanchard dans le générique introductif du film de Spike Lee - lequel, dans un souci de réconciliation culturel Orient / Occident au moment où Bush Jr parlait d' « axe du mal », souhaitait que Blanchard mélange orchestre classique et chant Moyen-Oriental sur la béance du « Ground Zero » new-yorkais filmé de nuit, un ou deux ans après le 11 septembre).
Tous ces nouveaux espaces de rencontre dans ce CD semblent parfaitement assumés, ouvrent des perspectives, et qu'importe si les réverbérations des prises de sons sonnent datées. Elles peuvent s'entendre après tout comme une couleur de résonance instrumentale à part entière, un imaginaire esthétique lié aux outils d'une époque.
Magnifique surprise pour moi qui voyait autrefois, par méconnaissance, Enrique Morente sous l'angle d'un gardien du temple, certes magnifique, mais à l'émotion un peu distante (je l'avais découvert à Paris lors d'un ou deux concerts chant-guitare très « flamenco puro », mais me manquait le timbre déchiré-déchirant d'une Carmen Linarès ou d'un Duquende). Internet existait à peine et je n'avais pas connaissance de sa facette iconoclaste et aventureuse, et si « jondo » en même temps, tant les origines sans cesse à retraverser du flamenco ont bien plus à voir avec les musiques émergentes de minorités - que ce soit le blues du début du 20e siècle, la naissance du punk dans les années 70 ou les débuts du hip hop dans les années 80, pour ne parler que de quelques incontournables - qu'avec les déclinaisons sucrées de musiques plus installées.

7.4.24

 

Ce soir je me souviens d'avant-hier : Sunn O))) à l'Hydrophone de Lorient. Je ne connaissais pas ce groupe, qualifié de « drone metal ». Je me souviens aussi d'une interview récurrente dans Libé qui se terminait par « connaissez-vous le drone metal ? ». Je ne lis plus ce journal, pour ça entre autre. Cette façon de cataloguer tout, le « in », le « out », le « tu devineras jamais ce que c'est ce truc pour happy few ». Le jugement extérieur, une forme d'acidité, enfin je ne sais pas trop. Une pose, peut-être - il n'y a pas beaucoup de sens et de partage finalement dans tout ça (même si je dois avouer qu'un article un peu développé sur ce groupe, trouvé dans les archives du site de ce même journal, m'a aidé a franchir le pas et à aller au bout de l'achat en ligne de ces billets d'hier, un peu chers. Je m'abstiendrai donc de trop juger à mon tour...).

Jamais entendu ce groupe en concert, ni sur disque. Et peu probable que je retourne l'écouter, ni en concert ni sur disque. L'expérience fut suffisamment saisissante, merveilleuse et stimulante pour suffire à ma vie entière - peut-être.

Par ailleurs je ne cherche pas à devenir sourd. Protections auditives obligatoires (vu un casque de chantier dans l'assistance) - mais enfin cela peut laisser des traces à la longue, même ainsi. Cette musique peut-elle se passer de cette puissance déflagratoire ? Probablement pas. Le massage des organes par les vibrations, l'envahissement du son dans l'espace comme l'eau dans l'aquarium, cette densité de matière - homogène dans sa complexité, sans cesse évolutive dans la douceur – 1h30 durant, nécessite un choix fort certainement. Et puis, à la différence de certains groupes dont le volume sonore masque une absence d'idée ou de contenu, Sunn O))) fait de ce volume la matière même de son propos.

D'après ce que j'ai lu un peu ensuite, Sunn O))) dans cette tournée 2024 revient un peu aux fondamentaux (qu'a-t-il fait entre les fondamentaux et le retour aux fondamentaux d'hier je ne sais pas). Juste deux guitares, un mur d'ampli – lui même bien sûr amplifié -, 3 faisceaux de lumières évolutifs, et des fumées pour rendre les deux musiciens (en robe de bure noire) relativement invisible.
Deux morceaux de 45 minutes chacun environ, extrêmement lents : on reste longtemps sur une fréquence grave ultra saturée, on laisse le spectre se développer, on joue subtilement avec l'apparition des larsens, sans que jamais l'épaisseur de cette matière ne faillisse, ni ne subisse une sortie agressive pour l'oreille. L'agression est au départ si on ne s'y attend pas - et ce volume peut légitimement scandaliser (les salles aujourd'hui néanmoins préviennent, et protègent), ou tout simplement faire fuir - mais une fois que l'oreille (protégée, donc) s'y est installée elle peut s'y poser et profiter des variations très lentes de matière. La musique du premier morceau ne lorgne jamais vers la mélodie - juste des fréquences graves de temps en temps rejouées, variées, à l'unisson, parfois avec séparation entre les deux musiciens, jeux rythmiques extrêmement lents, retour aux unissons etc. Le geste instrumental est de nature quasi processionnelle : de temps en temps, le bras se lève la main s'ouvre et s'abat de nouveau sur une corde, renouvelle la vibration par l'attaque du médiator - soutenue par la saturation, éventuellement la boucle d'un larsen, et quelques pédales d'effets mûrement choisies. Gestes parfois en miroir (ils sont deux), ou bien guidés par un rythme individualisé, extrêmement lent à l'échelle de la plupart des musiques. Chaque geste devient un événement, semble mûrement choisi, mais dans l'instant quand même.

Je me souviens d'une discussion avec un musicien adepte des musiques les plus aventureuses du XXe siècle qui me faisait part de son désarroi devant la mode de la musique de drone ou de l'ultra minimalisme en vogue dans la musique contemporaine depuis un certain nombre d'années. « Une musique qui n'articule rien, où rien ne semble faire discours », disait-il à peu près. Dans la forge sonore où je me trouvais hier j'ai songé à cette phrase, lors d'un moment où le cerveau gambadait dans le plaisir des associations libres. Et le cerveau s'est dit : après tout ce genre de groupe ne fait que revenir, après deux siècle de révolution industrielle en tout genre, de flux qui s'accélère, de violence connectée, à un temps musical moins assujeti à cette vitesse de réaction toujours plus grande, à l'ultra vélocité qui culmine dans certaines œuvres de Boulez ou de Ferneyhough par exemple. Un retour à la « vox immensurabilis » du chant grégorien qui inscrivait le temps divin sans début ni fin dans le corps du chanteur et de l'auditeur. Un retour également au lieu circonscrit - la salle de concert vécu comme endroit de partage d'une expérience qui tente de pénétrer jusqu'au plus profond dans les organes, de par cette puissance du son. Un son beau et dangereux comme du feu, que les deux musiciens contrôlent, protégeant le public de suraigues nocifs ou des larsens qui s'échappent. Une expérience unique, non reproductible. Impossible en effet de retrouver ce massage du corps par les ondes chez soi avec un disque. Impossible d'y retrouver la totalité du spectre, l'épaisseur de la matière saturée, qui là se développe dans la salle grâce à ce mur d'enceintes où basses et infra basses sont massivement renforcées.

Je repense à ce que dit le chef d'orchestre Sergiu Celibidache sur l'impossibilité du disque à retranscrire l'expérience de l'espace sonore partagé en direct, son impossibilité phénoménologique de pouvoir retracer la totalité du parcours des harmoniques d'un son d'orchestre dans une salle qui les réverbère. Et de ce fait l'impossibilité de juger de la justesse d'un tempo sur disque, tant le tempo est dépendant de l'espace dans lequel il vient trouver sa justesse.

Musique de Sunn O))) non évolutive, avec quelques changement de fréquences dans les graves qui la renouvelle, sans la modifier substantiellement. Musique très lente. Qui n'articule pas ? Oui. Mais non. Car passer 1h30 à s'immerger dans cette musique qui n'articule pas, ou si peu, est une goutte d'eau dans l'océan des phases articulatoires qui agitent nos vies. Une poussière dans le temps du monde. Un moment fugace dans une vie, où le corps et l'oreille enfin peuvent se poser et ressentir, sans être pris dans la vitesse.

Ressentir le déploiement du spectre sonore. Entendre nettement, par exemple dans le deuxième morceau, toujours grâce à la puissance de soutien de ces sons ultra saturés, comment la tierce mineure (18e harmonique du son fondemental) apparaît clairement, frotte avec la tierce majeure (5e harmonique) jusqu'au point où elles se confondent et deviennent un entre deux ni franchement mineur ni franchement majeur. Et où le blues d'un seul coup ressurgit. Le tout dans un contexte – ce deuxième morceau du concert – où une ligne mélodique, dans le grave, toujours ultra lente, vient dessiner quelques polarités. A certains moments : un jeu entre une dominante et une tonique - tellement étiré que la dominante redevient un pôle sonore non directionnel, écouté juste pour lui même. Et puis non, il rebascule. Et ainsi dérive cette mélodie inchantable - sinon par un géant dont les poumons pourraient tenir les sons plusieurs minutes. Lentement – quoique c'est un point de vue juste humain. Car comparé aux mouvements des plaques tectoniques, c'est peut-être infiniment rapide.

Mais enfin l'image des plaques tectonique me vient, s'associe à cette musique - association cela dit peut-être issue des titres des premières œuvres spectrales de Tristan Murail : Tellur, Territoire des oublis, Gondwana...Loin et proches à la fois. Car on est loin d'une musique écrite, même si l'approche du son comme point de départ portant son point d'arrivée - le déroulement de lui-même dans l'espace temps - a d'évidents liens de parentés.

Et parfois, un accident, un cataclysme – feux d'artifice brefs de larsens dans la deuxième pièce, long bruit quasi blanc de plusieurs minutes à la toute fin, premier et dernier silence (5, 10 secondes ?) au bout de 40 minutes, qui troue la texture au moment où l'on ne s'y attend plus.