7.4.24

 

Ce soir je me souviens d'avant-hier : Sunn O))) à l'Hydrophone de Lorient. Je ne connaissais pas ce groupe, qualifié de « drone metal ». Je me souviens aussi d'une interview récurrente dans Libé qui se terminait par « connaissez-vous le drone metal ? ». Je ne lis plus ce journal, pour ça entre autre. Cette façon de cataloguer tout, le « in », le « out », le « tu devineras jamais ce que c'est ce truc pour happy few ». Le jugement extérieur, une forme d'acidité, enfin je ne sais pas trop. Une pose, peut-être - il n'y a pas beaucoup de sens et de partage finalement dans tout ça (même si je dois avouer qu'un article un peu développé sur ce groupe, trouvé dans les archives du site de ce même journal, m'a aidé a franchir le pas et à aller au bout de l'achat en ligne de ces billets d'hier, un peu chers. Je m'abstiendrai donc de trop juger à mon tour...).

Jamais entendu ce groupe en concert, ni sur disque. Et peu probable que je retourne l'écouter, ni en concert ni sur disque. L'expérience fut suffisamment saisissante, merveilleuse et stimulante pour suffire à ma vie entière - peut-être.

Par ailleurs je ne cherche pas à devenir sourd. Protections auditives obligatoires (vu un casque de chantier dans l'assistance) - mais enfin cela peut laisser des traces à la longue, même ainsi. Cette musique peut-elle se passer de cette puissance déflagratoire ? Probablement pas. Le massage des organes par les vibrations, l'envahissement du son dans l'espace comme l'eau dans l'aquarium, cette densité de matière - homogène dans sa complexité, sans cesse évolutive dans la douceur – 1h30 durant, nécessite un choix fort certainement. Et puis, à la différence de certains groupes dont le volume sonore masque une absence d'idée ou de contenu, Sunn O))) fait de ce volume la matière même de son propos.

D'après ce que j'ai lu un peu ensuite, Sunn O))) dans cette tournée 2024 revient un peu aux fondamentaux (qu'a-t-il fait entre les fondamentaux et le retour aux fondamentaux d'hier je ne sais pas). Juste deux guitares, un mur d'ampli – lui même bien sûr amplifié -, 3 faisceaux de lumières évolutifs, et des fumées pour rendre les deux musiciens (en robe de bure noire) relativement invisible.
Deux morceaux de 45 minutes chacun environ, extrêmement lents : on reste longtemps sur une fréquence grave ultra saturée, on laisse le spectre se développer, on joue subtilement avec l'apparition des larsens, sans que jamais l'épaisseur de cette matière ne faillisse, ni ne subisse une sortie agressive pour l'oreille. L'agression est au départ si on ne s'y attend pas - et ce volume peut légitimement scandaliser (les salles aujourd'hui néanmoins préviennent, et protègent), ou tout simplement faire fuir - mais une fois que l'oreille (protégée, donc) s'y est installée elle peut s'y poser et profiter des variations très lentes de matière. La musique du premier morceau ne lorgne jamais vers la mélodie - juste des fréquences graves de temps en temps rejouées, variées, à l'unisson, parfois avec séparation entre les deux musiciens, jeux rythmiques extrêmement lents, retour aux unissons etc. Le geste instrumental est de nature quasi processionnelle : de temps en temps, le bras se lève la main s'ouvre et s'abat de nouveau sur une corde, renouvelle la vibration par l'attaque du médiator - soutenue par la saturation, éventuellement la boucle d'un larsen, et quelques pédales d'effets mûrement choisies. Gestes parfois en miroir (ils sont deux), ou bien guidés par un rythme individualisé, extrêmement lent à l'échelle de la plupart des musiques. Chaque geste devient un événement, semble mûrement choisi, mais dans l'instant quand même.

Je me souviens d'une discussion avec un musicien adepte des musiques les plus aventureuses du XXe siècle qui me faisait part de son désarroi devant la mode de la musique de drone ou de l'ultra minimalisme en vogue dans la musique contemporaine depuis un certain nombre d'années. « Une musique qui n'articule rien, où rien ne semble faire discours », disait-il à peu près. Dans la forge sonore où je me trouvais hier j'ai songé à cette phrase, lors d'un moment où le cerveau gambadait dans le plaisir des associations libres. Et le cerveau s'est dit : après tout ce genre de groupe ne fait que revenir, après deux siècle de révolution industrielle en tout genre, de flux qui s'accélère, de violence connectée, à un temps musical moins assujeti à cette vitesse de réaction toujours plus grande, à l'ultra vélocité qui culmine dans certaines œuvres de Boulez ou de Ferneyhough par exemple. Un retour à la « vox immensurabilis » du chant grégorien qui inscrivait le temps divin sans début ni fin dans le corps du chanteur et de l'auditeur. Un retour également au lieu circonscrit - la salle de concert vécu comme endroit de partage d'une expérience qui tente de pénétrer jusqu'au plus profond dans les organes, de par cette puissance du son. Un son beau et dangereux comme du feu, que les deux musiciens contrôlent, protégeant le public de suraigues nocifs ou des larsens qui s'échappent. Une expérience unique, non reproductible. Impossible en effet de retrouver ce massage du corps par les ondes chez soi avec un disque. Impossible d'y retrouver la totalité du spectre, l'épaisseur de la matière saturée, qui là se développe dans la salle grâce à ce mur d'enceintes où basses et infra basses sont massivement renforcées.

Je repense à ce que dit le chef d'orchestre Sergiu Celibidache sur l'impossibilité du disque à retranscrire l'expérience de l'espace sonore partagé en direct, son impossibilité phénoménologique de pouvoir retracer la totalité du parcours des harmoniques d'un son d'orchestre dans une salle qui les réverbère. Et de ce fait l'impossibilité de juger de la justesse d'un tempo sur disque, tant le tempo est dépendant de l'espace dans lequel il vient trouver sa justesse.

Musique de Sunn O))) non évolutive, avec quelques changement de fréquences dans les graves qui la renouvelle, sans la modifier substantiellement. Musique très lente. Qui n'articule pas ? Oui. Mais non. Car passer 1h30 à s'immerger dans cette musique qui n'articule pas, ou si peu, est une goutte d'eau dans l'océan des phases articulatoires qui agitent nos vies. Une poussière dans le temps du monde. Un moment fugace dans une vie, où le corps et l'oreille enfin peuvent se poser et ressentir, sans être pris dans la vitesse.

Ressentir le déploiement du spectre sonore. Entendre nettement, par exemple dans le deuxième morceau, toujours grâce à la puissance de soutien de ces sons ultra saturés, comment la tierce mineure (18e harmonique du son fondemental) apparaît clairement, frotte avec la tierce majeure (5e harmonique) jusqu'au point où elles se confondent et deviennent un entre deux ni franchement mineur ni franchement majeur. Et où le blues d'un seul coup ressurgit. Le tout dans un contexte – ce deuxième morceau du concert – où une ligne mélodique, dans le grave, toujours ultra lente, vient dessiner quelques polarités. A certains moments : un jeu entre une dominante et une tonique - tellement étiré que la dominante redevient un pôle sonore non directionnel, écouté juste pour lui même. Et puis non, il rebascule. Et ainsi dérive cette mélodie inchantable - sinon par un géant dont les poumons pourraient tenir les sons plusieurs minutes. Lentement – quoique c'est un point de vue juste humain. Car comparé aux mouvements des plaques tectoniques, c'est peut-être infiniment rapide.

Mais enfin l'image des plaques tectonique me vient, s'associe à cette musique - association cela dit peut-être issue des titres des premières œuvres spectrales de Tristan Murail : Tellur, Territoire des oublis, Gondwana...Loin et proches à la fois. Car on est loin d'une musique écrite, même si l'approche du son comme point de départ portant son point d'arrivée - le déroulement de lui-même dans l'espace temps - a d'évidents liens de parentés.

Et parfois, un accident, un cataclysme – feux d'artifice brefs de larsens dans la deuxième pièce, long bruit quasi blanc de plusieurs minutes à la toute fin, premier et dernier silence (5, 10 secondes ?) au bout de 40 minutes, qui troue la texture au moment où l'on ne s'y attend plus.