Ecoute totalement inactuelle d'un
disque d'Enrique Morente et le groupe Lagartija Nick, intitulé
« Omega », acheté en ligne sur un site d'occasions après
avoir découvert sur le net une performance saisissante de Morente avec Lee Ranaldo,
guitariste de Sonic Youth (groupe avec lequel le chanteur andalou
s'est parfois retrouvé sur scène, pour une expérience à mon sens
moins convaincante, mangé par le dispositif des trop grands espaces
nécessaires pour le rock à succès).
Lorsque
je fréquentais plus assidument le flamenco, il y 20/30 ans, je ne
supportais pas les formules fusions qui à l'époque, dans le
sillage du sextet de Paco de Lucia, devenaient la règle - que
celles-ci lorgnent vers le rock (basses électrique, batterie etc) ou
vers le classique (et même si sa voix fatiguée est aussi en cause,
« live with the Royal Philharmonic Orchestra », un des
derniers disque de Camaron, me semble toujours très difficilement écoutable).
L'instrumentation à mon sens ne proposait le plus souvent qu'un
relooking totalement fadasse de la singularité du flamenco. Idem
pour les incursions vers le jazz, rarement convaincante lorsque les
guitaristes se contentaient d'enrichir quelques accords sans se
frotter à l'essence révolutionnaire de cette musique.
« Omega »,
enregistré en 1996, est issu de cette même époque. Mais Morente
ne cherche pas à colorer son chant de musiques juste dans l'air du
temps. L'érudit du flamenco qu'il est – voir par exemple son
magnifique hommage à Don Antonio Chacon, sans fioritures, avec
l'irremplaçable Pepe Habichuela à la guitare – n'a pas peur de
laisser errer son art dans les rues de New York, puisant son chant
alternativement dans les textes de Garcia Lorca et son recueil
fondamental « un poeta en Nueva York », et dans ceux,
tout aussi magnifiques, de Léonard Cohen (« first we take
Manhattan », « hallelujah », « take this
waltz... »). Dans le premier titre fleuve, l'éponyme omega, apparaissent toute les
qualités du projet qui parsèment le disque : chant flamenco solo,
choral, pulsation binaire assumée (grosse caisse de batterie,
entêtée) à rebours du mélange binaire-ternaire virtuose dans
nombre de palos flamenco, sons électriques saturés,
nombreux espaces vides pour du chant a cappella ou presque (version
moderne du martinete, le chant des forgerons d'autrefois dans
les communautés gitanes d'Andalousie), samples - à la manière du hip hop - de cantaores ancestraux, jeu avec la captation (son parfois ultra
compressé, voix proches ou lointaines), guitares électriques lorgnant vers le métal, et vrais espaces laissés pour cette
électricité-là, dans une frontalité savoureuse avec les guitares
flamencas. Plus loin dans le disque, ce sont les instrumentations
délicieusement kitsch et minimales des derniers albums de Léonard
Cohen (le premier du genre étant me semble-t-il « I'm your
man », vers 1986) qui sont invitées, et la voix de Morente
surprend encore ici, m'évoque, malgré la langue autre, une certaine variété italienne (on
est pas très loin parfois d'Andrea Bocelli, une certaine granulosité
vocale en plus) en s'éloignant particulièrement du flamenco
traditionnel, comme aspiré / inspiré par l'âpre melting-pot
New-Yorkais que Spike Lee, par exemple, filme dans « 25th hour » (l'orientalisme du
magnifique dernier titre de « Omega », enraciné dans un
palo flamenco traditionnel,
m'évoque d'ailleurs la B.O de Terence Blanchard
dans le générique introductif du film de Spike Lee - lequel, dans
un souci de réconciliation culturel Orient / Occident au moment où
Bush Jr parlait d' « axe du mal », souhaitait que
Blanchard mélange orchestre classique et chant Moyen-Oriental sur la
béance du « Ground Zero » new-yorkais filmé de nuit, un
ou deux ans après le 11 septembre).
Tous ces nouveaux espaces de
rencontre dans ce CD semblent parfaitement assumés, ouvrent des
perspectives, et qu'importe si les réverbérations des prises de
sons sonnent datées. Elles peuvent s'entendre après tout comme une
couleur de résonance instrumentale à part entière, un imaginaire
esthétique lié aux outils d'une époque.
Magnifique surprise
pour moi qui voyait autrefois, par méconnaissance, Enrique Morente
sous l'angle d'un gardien du temple, certes magnifique, mais à
l'émotion un peu distante (je l'avais découvert à Paris lors d'un ou deux concerts
chant-guitare très « flamenco puro », mais me manquait
le timbre déchiré-déchirant d'une Carmen Linarès ou d'un
Duquende). Internet existait à peine et je n'avais pas connaissance
de sa facette iconoclaste et aventureuse, et si « jondo »
en même temps, tant les origines sans cesse à retraverser du
flamenco ont bien plus à voir avec les musiques émergentes de
minorités - que ce soit le blues du début du 20e siècle,
la naissance du punk dans les années 70 ou les débuts du hip hop
dans les années 80, pour ne parler que de quelques incontournables -
qu'avec les déclinaisons sucrées de musiques plus installées.