18.1.21

Ce soir, quelques heures après ce qu’on appelle le couvre feu de 18h, je me souviens :

Vers le milieu des années 1980 :


- de Maurice Baquet avec son violoncelle au théâtre municipal de Fontenay le Comte - j'avais bien rigolé en voyant tout ce qu'il faisait de son corps et de cet instrument dans cet espace limité de la scène.

- de l’Opéra de Quat'sous, version théâtre (Brecht), joué dans ce même théâtre municipal de Fontenay le Comte, et de la présence physique du gars qui jouait Mackie Messer, avec son beau costard, renforcée par le fait que j’étais ce soir là en contrebas de la scène - les comédiens en étaient plus impressionnants encore.

- du duo des chats de Rossini - j'avais ri, même si c'était dans une église et qu'il fallait se tenir un peu quand même. 


-  d’une pièce d’Olivier Messiaen dirigée par un chef japonais (Ozawa, serait-ce possible ?), mon premier concert de musique contemporaine, à l’Ircam, lors d’un bref séjour à Paris avec mon père juste après les grandes grèves sncf de 1986 – un fourmillement de sons dans l’aigu, beaucoup d’instruments à vents je crois, et un passage en coulisse pour ramener une dédicace du vieil Olivier à ma sœur. J’avais l’avantage de n’avoir aucune idée de qui il était, et me souviens pourtant parfaitement de la gentillesse avec laquelle il avait signé ce bout de programme depuis longtemps égaré ou perdu maintenant. Me reste l’image encore claire de son regard et de son sourire - mystère du rayonnement de certains êtres. 

- des trompettes dans le Requiem de Berlioz, dans cet aussi terrifiant qu'extatique Tuba Mirum, au festival de Saint Céré, dirigé par Pierre Cao je crois – ah comment ces trompettes avaient surgi sur les remparts des ruines du château, ce furent des frissons prolongés (écouté deux représentations). 

- du deuxième mouvement du Deutsches Requiem de Brahms, "den alles Fleisch es ist wie Gras", au sein de l'Abbaye aux Dames de Saintes, par le grand chœur de Saintes dirigé par Piquemal ou Herreweghe - ces timbales qui grondent et s'épanouissent dans la masse sonore du chœur, direct au cœur.

- de Paco de Lucia en solo (1ere partie) puis en trio flamenco (2e partie) au CAC de Niort - fidèle à la légende qu'il était déjà. L’implacabilité du rythme et de l’attaque, l’imaginaire infini à l’intérieur de quelques rythmes finis. Sonné, même si on m’avait prévenu.    

- de L'étranger de Camus, toujours dans ce théâtre de Fontenay le Comte - la lumière crue d'un projecteur sur une scène presque vide, le soleil d'Alger, une certaine violence des mots, au-delà du sens resté probablement obscur ce soir-là. 


Au début des années 90 :

- des Raunch Hands, salle des OPS à Fontenay le Comte – tout premier concert de rock, je ne savais pas que ceux-ci étaient beaucoup plus forts en décibels que mon radio k7 même poussé à fond. C’était je crois avant toute les réglementations à venir concernant les limites de db autorisées.

- de la chanson Après un rêve (Gabriel Fauré), chantée par Pierre-Marc Daltroff, et accompagnée par ma sœur Béatrice au piano, je ne sais plus où - la voix qui part en volute comme cela, même si on est jeune, semble pouvoir rendre fugacement très nostalgique - y compris d'un moment qu'on a peut-être pas encore vraiment vécu.

- des Fleshtones, salle des OPS à Fontenay le Comte - je ne savais pas qu'un concert rock pouvait se finir dehors, en acoustique mais sans faiblir, la joie des New-Yorkais chevillée à la grosse caisse.

- de Roberto Aussel en concert à Pugets-Théniers - la guitare classique jouée ainsi, avec une telle définition, une clarté d'esprit et de suivi du discours (quand on est au premier rang en plus), c'est resté.

- de Noir Désir dans la salle Omnisport de Fontenay le Comte, période Tostaky - ce rock français là, (au premier rang aussi), bien épais, noir mais joyeux, et chaleureux en hiver, ça en jetait aussi. A l’époque.

- de Claude Nougaro, je ne sais plus où à Fontenay le Comte - et ce balancement léger mais puissant, et cette élocution en rebonds, avec un centre de gravité très bas - hara bien rayonnant.

- des Jesus Lizards dans la salle omnisport de Fontenay le Comte. Amusant, vaguement effrayant aussi, de voir David Yow passer presque tout le concert allongé sur la foule faire du bodyboard avec, tout en beuglant comme un damné et en restant dans l'énergie de son groupe, même quand lui était parti jusqu'au milieu de la salle - et avant le déchaînement sonore des Young Gods qui passaient juste après me semble-t-il, plus sobres.


Dans les années 1995 à Paris :

- de Carmen Linarès accompagnée par Paco Cortès à la Cité de la Musique. Bon sang le chant dans le flamenco c'est encore plus vertigineux que la guitare. Esseulée au milieu de cette trop grande salle, Carmen est déchirante.

- de Nikolaus Harnoncourt avec le Chamber Orchestra of Europe qui jouent deux symphonies de Beethoven, dont cette 7e, fameuse "apothéose de la danse" (dixit Wagner), à la Cité de la Musique, vu aux côtés de l’ami Tristan. Oui, donc l'orchestre symphonique de l'époque c'est plutôt ça, ok - pas grand chose à voir avec ma version CD de Karajan achetée en solde enfant. Beaucoup plus rock'n'roll ici, avec de la nervosité, de la dynamique - ça porte !

- des Percussions de Strasbourg qui jouent Varèse et Xenakis, parfois aux quatre coins de la Cité de la Musique. Très fort, dans tous les sens du terme.


- de Nick Cave, lors d’une séquence de signature et lecture publique (en anglais) de son premier roman and the ass saw the angel, juste avant qu'il ne commence à devenir une star mondiale - petit parterre d'une cinquantaine de fans de l'Australien au Virgin Megastore des Champs Elysées (en fait il est vachement grand, on s'en rend pas compte sur les pochettes, et quand il lit a cappella c'est bien aussi). 

 

- de Christine Schäfer qui chante le Pierrot Lunaire magnifique et divaguant de Schoenberg, et de Nathalie Dessay dans le Rossignol de Strawinsky, dirigés par Boulez au théâtre du Chatelet (mais c'est génial, cette plasticité du sonore et de la voix, et en même temps cette délicatesse de la texture !) 

- de Elaiu Inbal (?) qui dirige la symphonie n°4 de Mahler à la Cité de la Musique. Ouch, je ne savais pas que ça sonnait si large et si fort, et si ample, ça pénètre jusque sous la peau, même quand on est au fond de la salle.


Au tout début des années 2000 :

-  de Joëlle Léandre et Derek Bailey en duo à la Fondation Cartier, sous les bons conseils de mon frère – arriver à jouer pendant une heure de la guitare en déjouant tout les réflexes d'une modalité qu'elle qu'elle soit, d'une harmonie "classée", et de ne travailler qu'avec les effets de densité, de typologie sonores, en lien avec les sons de la contrebasse, me fascine. 


- de Jean Quentin Châtelain qui avance très lentement dans la pénombre, dans une pièce de Jon Fosse, mise en scène par Claude Régy au théâtre des Amandiers de Nanterre - ah oui le théâtre ça peut être ça aussi, un crépuscule qui nous rappelle d'où on vient, et où on va. 

- de Saburo Teshigawara à la maison des arts de Créteil, qui évolue dans une lumière éclatante avec un danseur aveugle, au son du quintette avec clarinette de Mozart (larghetto). Ces mouvements de corps qui épousent les longues tenues de la clarinette, une sorte de long vol plané sans quitter pourtant la terre. 


- d’Ornette Coleman au théâtre du Châtelet, littéralement épaulé par deux contrebassistes, et un batteur. En verve, tous, lui au milieu qui souffle en continu ou presque, 70 ans bien tassé, vieil homme maigre, sec et aiguisé comme une lame. Me souviens d’un tambourinement de basses, de la batterie ramenant des aigus sur tout ça, et du souffle puissant qui défonce ce théâtre feutré. Des hommes verticaux, free jazz black power.


Etc
Etc.

Pour les enfants, les ados, les jeunes adultes, les adultes, le spectacle vivant - je n'aimais pas beaucoup ce terme, mais il semble prendre sens maintenant (dernier rempart avant une terminologie bien plus infâme du genre "spectacle en présenciel" ?) -, le spectacle donc, est une expérience. Une expérience pour la peau, les oreilles, les yeux, le nez, le corps entier. Quand ça marque on se souvient de sons, d’images, des personnes avec qui l’on était.

Et joie : rien n'en reste d'autre que le souvenir de nos cellules.

Le temps ne se rattrape pas, contrairement à une vidéo qu'on peut voir en replay.

 

11.1.21

Hommage à Florence Badol Bertrand, dont je viens de lire la disparition le 26 décembre dernier. J'ai appris la nouvelle hier, en cherchant sur Internet des renseignements sur Mozart, pour démêler auprès de mes enfants une nouvelle fois le vrai du faux dans Amadeus - le film de Forman -, dont elle nous parlait parfois, elle si passionnée par ce compositeur, lors de ses formidables cours d'histoire de la musique au conservatoire de Paris. C'est en repensant à elle via ce film, avec l'envie de la contacter enfin pour la remercier de son enseignement, même vingt après, que j'ai appris son décès. Il y a des synchronicités tristes. Elle fit de la matière qu'elle enseignait une chose sensée, mais surtout sensible quelle que soit l'époque abordée - du Moyen-Age à nos jours. J'aimais retrouver ces deux, puis ces quatre heures chaque semaine, pendant trois ou quatre années.
Par ailleurs elle me soutint et me donna beaucoup de confiance lorsqu'il me fallut assumer mes premières convictions esthétiques (le Takemitsu des années 60, Berio, Murail...), pourtant assez loin peut-être de ses champs de prédilection. J'espère le lui avoir dit à l'époque. J'espérais en tout cas pouvoir le lui redire un jour. 
Condoléances à ses proches.


Parmi les quelques traces qu'elle laisse à tous, ce documentaire passionnant, qui me fait découvrir une compositrice méconnue, contemporaine de Mozart et Beethoven.
https://www.youtube.com/watch?v=Z_vCr6Totw0&t=2445s 

Et un article sur sa manière de lire et d'entendre Mozart, étayée par une vie de recherche et d'écoute 

https://larevue.conservatoiredeparis.fr/index.php?id=595