Le cinéma
accompagne régulièrement ma vie et mon travail de musicien. La
forme, le son, l'agencement des éléments, les choix effectués à
l'intérieur de l'histoire d'un art ou d'un genre, sont un objet de
réflexion d'autant plus agréable à explorer qu'il n'est pas
directement lié à ma pratique professionnelle quotidienne. Se crée
alors une distance qui vient à la fois détendre et ressourcer la
recherche, qu'elle soit liée à l'interprétation, à la composition
ou à l'improvisation.
Je partage ici une
sélection de quelques chroniques. L'idée de cette
page est moins de donner une appréciation « j'aime, j'aime pas »
de ces films que d'essayer de réfléchir certaines formes, certains
échos, certaines singularités perceptibles d'une œuvre à l'autre.
Et alors de vous donner envie de (re)découvrir ces films. Ceux-là
ou d'autres peut-être.
Rien
d'encyclopédique ni d'exhaustif, on passe du coq à l'âne, de Clint
Eastwood aux Marx Brothers, de 2004 à 2010 au fil des rencontres et
du hasard.
Immense merci à
l'ami Tristan M., qui, connaissant ma passion du cinéma, et sans
doutes aussi pour partager de loin en loin la sienne (toute aussi
forte), m'offrit – dans une période peuplée d'enfants en bas âge et où aller au cinéma n'était guère envisageable : un vidéoprojecteur.
Depuis, aller dans les salles est redevenu parfois, puis souvent
possible, mais c'est un grand plaisir de pouvoir traverser ainsi les
âges sans avoir à attendre des années que tel ou tel film repasse
dans une salle obscure je ne sais plus où à Paris (aussi irremplaçable ait pu
être cette quête-là aussi !).
Décembre 2024
Miséricorde (Alain Guiraudie) et Juré numéro deux (Clint Eastwood).
cinéma
Se
pose dans chacun de ces deux films la question de la vie après le
crime, et de ce que le crime vient définir de cette vie soudainement
mise en échec par un acte inimaginable avant qu’il n’arrive. La
conservation (ou non) de la liberté devient alors une question
morale, existentielle, religieuse ou profane...Elle ouvre en tout le
questionnement de ce qu’est une vie, et la suppression d’une vie.
Chez
Guiraudie, un curé - dans une vision on ne peut plus iconoclaste de
la part du cinéaste – vient dédramatiser la mort d’un être
pour mieux préserver celle du vivant qui lui a survécu, dans un
monologue sur la corde raide, qui me saisit autant par son propos que
par la voracité du principe de plaisir qui sous-tend le caractère
semi-universel de ces paroles (et l'oxymore est bien volontaire ici,
tant le curé semble prêcher avant tout pour sa propre paroisse
intime...).
Que
dit ce monologue, sinon que nous savons la plupart des choses
inacceptables aujourd’hui : nous savons les guerres, les
nettoyages ethniques, l’esclavagisme et la destruction de la terre
- ce qui fait tenir nos sociétés capitalistes. Nous savons tout
cela et pourtant la plupart d'entre nous (et moi parmi ce nous)
continue de vivre, régulièrement guidée aussi par des principes de
plaisir, malgré tous ces gens qui s'épuisent ou meurent en
travaillant directement ou indirectement pour nous.
Depuis
la roche de laquelle le personnage principal veut se jeter, la
scène me saisit par son caractère soudainement
(franco) shakespearien. Nous sommes presque au théâtre en effet,
tant le curé semble prendre à témoin la salle toute entière des
crimes que nous laissons impunis, à chaque instant. Mais derrière
leur moralité, ces paroles sont le souffre en elles-mêmes, tant
elles nous mettent aussi, malgré leur beauté, en face de la
faiblesse et de la corruption d'un prêtre prêt à tous les
arguments pour garder près de lui l'homme dont il est amoureux. Ce
prêtre est ainsi lui-même l'incarnation d'un homme pour qui le bien
et le mal sont deux éléments poreux, loin des caricatures sur ce
que pourrait être un homme d'église aux principes inaltérables.
Derrière le côté farcesque du rôle joué par ce personnage vient
sourdre assez nettement le curé de campagne perclus de doute qui se
raconte dans le livre de Bernanos (que j'ai lu), ou dans le film de
Bresson (que je n'ai pas vu).
Ce
monologue énergique et développé, aux deux tiers (?) du film,
vient trancher sa facture de polar rural indolent et mystérieux. Et ces paroles me frappent presque autant que le comportement singulier
du personnage principal à qui elles s'adressent. Oui, chacun
s’arrange avec la mort, qui lorsqu’elle ne surgit pas directement
devant nous est présente en permanence - en filigrane au moins -
dans la vie du monde que nous partageons (et cette violence, aussi
larvée soit-elle, est pourtant absolue : celui / celle qui
meurt ne meurt jamais seulement en filigrane – il / elle meurt,
c'est tout). Porté par son principe de plaisir – l'amour physique,
charnel, et non uniquement spirituel, de la personne qu’il veut
convaincre -, le curé de « Miséricorde » nous renvoie à
ce que nous sommes prêts aussi de notre côté à tenter d’oublier
pour vivre.
Le
Juré numéro 2 d’Eastwood ne fait pas autre chose, à ceci
près qu’il embarque deux personnes dans sa spirale de pensée.
L'une est déjà morte, et l’autre risque plus ou moins directement
la mort par sa faute (l'emprisonnement pouvant être perçu comme un
long poison...). Face au condamné à la place duquel il devrait être
(Eastwood en fait assez peu mystère, dès le début du film) ce juré
choisit de ne pas perdre la face devant son futur enfant, sa femme,
la vie future idéale qu'il s'imagine. L’engrenage dans lequel il
vient alors se coincer rappelle la situation inxtricable du
(anti)-héros de Misericorde, avec des nuances cependant. Dans
Miséricorde en effet, la pulsion soudaine du personnage -
bourreau furtif - est peu à peu étouffée par les forces de vie
extérieure. Sans verser dans la franche comédie – et c'est tant
mieux tant c'est la force de ce film d'être à la lisière des
genres, comme ses personnages eux aussi souvent en lisière du bien
et du mal -, l'arrivée de cet anti-spectre débonnaire qu'est ce
curé homosexuel, retourne presque à lui seul une certaine histoire
du cinéma, peuplé de forces sombres (et dont l’incarnation ultime
pourrait être Bengt Ekerot jouant le rôle de la Mort dans « le
Septième Sceau » de Bergman).
Dans
le film d'Eastwood c'est tout l'inverse qui se passe. Le meurtre
initial, d'abord non conscientisé par son initiateur, l'est
brusquement lors du procès, avant d'être suivi par la construction,
préméditée (certes dans la douleur et la culpabilité) d’un
nouveau crime : la condamnation d'un innocent à la prison à
vie. Et qu'est-ce que l’acte prémédité, sinon un facteur
aggravant en ce qu’il inscrit la mort de l’autre (ou donc ici son
emprisonnement à vie, ce qui n’est pas bien éloigné) dans le
futur, comme une condition directe d'une bonne existence (en tout cas
meilleure que si le châtiment n'a pas lieu) pour
l'agresseur...Certes, cette spirale du mal ne vient pas hâpper le
premier venu dans nos vies modernes, encore que…pourrions-nous
tenter de vivre en étant sûr que nos actes ne reposent pas sur ces
cadavres, que l'usage de nos smartphones, par exemple, n'a absolument
rien, mais alors rien à voir avec le lent empoisonnement d'enfants
esclaves dans les mines de cobalt ? La tâche est difficile, voire
impossible, mais s’en rapprocher est une des quêtes qui donne sens
à la vie, et qui donne du sens à nos larmes si nous pleurons nos
morts.
Dans
le monde sans religion que filme Eastwood, quelque part en équilibre
entre la Mort filmée par Bergman et le curé négociateur de vie de
Guiraudie, se dresse alors une autre figure : celle de la Justice,
qui lorsqu’elle fonctionne – et le film d'Eastwood s'agrippe in
extremis à cette possibilité-là - tente d’évaluer au mieux les
qualités, qu'elles soient nocives ou libératrices, des arrangements
que passent les accusés avec les morts et les vivants. Elle vient
tourner autour d'un point central, où les soubassements
argumentaires ne peuvent être mis à l’abri de la crudité des
faits, posés là au milieu de la vie et de la mort, regardés pour
ce qu’ils sont. Et évalués, jaugés, jugés par les humains - ces
humains sur l’écran et dans la salle de cinéma, ces humains /
jurés vers lesquels Eastwood ne revient pas à la fin du film, comme
pour mieux laisser peut-être le soin au spectateur de prendre le
relai de la réflexion, inconfortable, mais fondamentale – une vie,
pour s'épanouir, a comme nécessité d'arbitrer ce qui est juste et
injuste.
Pour
bien marquer cette transmission de témoin, Eastwood termine son
film avec le visage saisissant de Toni Collette lors du dernier plan.
Elle apparaît pénétrée d'une mission, comme une sorte de figure
du Commandeur au féminin, revenue non pas depuis les morts, mais
depuis une zone de corruption qui a failli engloutir la justesse d'un
verdict. Et ce personnage féminin - dont les traits du visage sur ce
dernier plan sont saillants et tout en tension à la façon des
personnages d'Eastwood lorsqu'il jouait lui-même les justiciers
solitaire - de révèler in extremis alors, par son retour devant le
seuil de cette porte, son choix de réouvrir la question de la
justice – que l'on peut alors espérer réfléchie, argumentée,
compassionelle, mais infexible et juste.
Septembre 2024
Rebel
without a cause (La fureur de vivre),
de Nicholas Ray, 1955 / Le gamin au vélo,
de Jean-Pierre et Luc Dardenne, 2009.
vidéoprojecteur
Deux
films sur le rapport enfants (ou plutôt ici : ados, jeunes
adultes) / parents. Deux types de lyrisme. Le film de Ray (dans
lequel j'habite un peu depuis l'adolescence, tant je l'ai vu et revu)
est porté par trois jeunes comédiens déjà habitués des planches
ou des caméras. Un trio qui, lors d'une scène (la rixe au couteau)
ponctuellement filmée en plongée, où Los Angeles vient s'étaler
en arrière plan, fait corps avec un certain fantasme américain :
la ville la plus à l'Ouest de tout l'Ouest, la voiture pour s'y
propulser, le melting pot où se rencontrent un fils d'immigré
italien (Sal Mineo) et deux petits blancs (Judy Garland, James Dean)
de la classe moyenne américaine...Dans ce rêve américain porteur
de maladies et de traumas se déploie l'énergie rebelle du trio,
face au conformisme de son milieu (familial, scolaire), et dans la
solitude d'une génération qui désespère de n'avoir aucune limite
claire et juste – ici les parents, quand ils ne sont pas absents,
sont vautrés dans un confort petit bourgeois et ferment les yeux sur
la violence du monde. Une tension entre les générations comme
symbolique d'un pays qui a fini de conquérir son territoire –
au-delà c'est l'océan – et qui doit alors trouver un chemin en
dehors de la pulsion meurtrière liée à la conquête, ou du repli
dans le confort d'un monde fermé.
Vertige - certains dans le film
littéralement tombent, à commencer par le rival du personnage
incarné par James Dean, qui en voulant pousser trop loin les
curseurs de la puissance et de la domination plonge assez vite avec
sa voiture dans le vide et dans cet océan frontière. La
caméra de Ray elle-même décompose tout au long de l'histoire ce
vertige exprimé par le trio principal. Avec évidence, lors d'un
plan en caméra subjective depuis le personnage de Dean, où
celui-ci, affalé tête renversé sur le canapé du salon, voit
descendre sa mère à l'envers, avant que la caméra ne se remette à
l'endroit avec lui. Ou plus subtilement, lors de ces plans en plongée
sur les personnages, les décors et la ville dans son ensemble, en
particulier depuis l'observatoire de la ville - autre lieu qui avec
son planétarium fait tourner les têtes (l'humanité noyée dans le
cosmos). Le tout est équilibré / déséquilibré par des
contres-plongées et quelques plans larges où se déploie autour des
personnages ce rêve américain (la nature dans la ville, l'énergie
des corps), malade. Un espace encore désirable, mais contredit par
le montage nerveux, les nombreux plans plus resserrés (en haut, en
bas, sur le côté...) et les dynamiques orchestrales de la musique
de Léonard Rosenman, qui font écho à la tension et à l'inconfort
essentiels de ces « rebelles sans causes ». La caméra de
Ray crée le désir dans les espaces qu'il cadre, ouvre des
perspectives de rencontres, de vies, d'alchimies nouvelles. Pour
preuve encore ces plans à l'intérieur du commissariat à travers
les différentes vitres qui caractérisent le lieu. Dans cette scène
initiale apparaissent en effet, dans la profondeur de champ de
l'image, les trois protagonistes principaux du film - tous les trois
embrassés par cette caméra qui, contrairement aux parents, ne les
lâchera plus.
A
l'intérieur du regard virtuose et conscient de Ray, les acteurs se
déploient dans toutes leurs puissances. Ce professionnalisme à tous
les étages pourrait tourner à vide si le réalisateur comme les
acteurs n'étaient pas autant portés autant par le sujet. Comme dans
They lived by night (1947),
Ray semble déterminé à ne pas rater la captation de la jeunesse
incandescente et plus généralement des tensions intérieures vouées
à l'explosion (voir aussi Bogart dans In a lonely place),
portées ici par les flamboyance d'un Technicolor particulièrement
en phase avec le charisme de Dean et son jeu lui aussi volontiers
saturé.
Le
gamin en vélo s'inscrit
évidemment dans un tout autre imaginaire. Un territoire réduit –
quelque part en Wallonie -, un acteur de 14 ans non professionnel,
une caméra jamais très loin des corps (dans mon souvenir, aucun
plan large depuis une grue par exemple, les moyens ici sont
délibérément limités à cette proximité avec l'humain), des
couleurs non saturées, deux roues au lieu des voitures rutilantes (mais
revient ici aussi l'ivresse de la vitesse, avec par exemple ces plans
du gamin sur son vélo la nuit, filmés probablement depuis une
voiture parallèle à sa course), des dialogues qui « sonnent »
beaucoup moins écrits, une dramaturgie qui se refuse à une
résolution et qui évite la mort, une musique quasiment absente
(juste, ça et là, la récurrence étrange d'une cadence rompue
extraite du concerto pour piano n°5 de Beethoven), etc. Toutes ces
différences gardent le point commun d'un intérêt évident des
cinéastes pour leur sujet, tant est soignée la tension du fil
narratif que déroule par brusques embardées les personnages
principaux - tension construite elle aussi, dans le film des
Dardenne, par cette recherche du père, de la limite et – avant
tout - de l'amour, dont la Belge Cécile de France tente de compenser
bon an mal an l'absence auprès du gamin.
Cette contenance
aimante que pourrait incarner un (ou des) parent(s) aussi trouée
qu'une passoire où le vent mauvais s'engouffre, les enfants perdus dans un monde
illimité trouvent des abris temporaires : la maison abandonnée
dans Rebel without a cause, la
cabane en tôle au bout d'un chemin de terre dans Le gamin
au vélo. Deux lieux
ambivalents, refuges et scènes de drames, comme le cinéma dans la vie
des gens qui aiment le cinéma.
31 mars 2024
Asphalt Jungle, de John Huston (Quand la ville dort)
Cinéma
Le film date de 1950
et laisse entendre des choses étonnantes. Ainsi cette scène vers la
fin, où le commissaire de police victorieux fait l'éloge de sa
profession devant un parterre de journalistes. « Pour un
corrompu, combien de flics compétents et sérieux », se
gargarise-t-il, allumant pour illustrer son propos quatre hauts
parleurs les uns après les autres, qui relaient les messages par
micro de différentes unités sur le terrain. La polyphonie se
construit, d'abord une voix, puis 2 voix, puis 3 puis 4. John Huston
laisse la scène un peu durer, et nous plonge l'espace d'un instant
dans une sorte de polyphonie vocale généralisée usant de l'outil
micro / haut parleur comme Schaeffer et le GRM commençaient alors à
l'explorer en France, et d'autres sans doutes ailleurs.
Ce
n'est pas le seul traitement sonore marquant du film. Je me souviens
de ces plans du début, dans les rues désertes d'une ville
(Chicago ? San Francisco ?), où la musique symphonique de
Miklos Rozsa développe des harmonies et des fragments mélodiques en tension. Pas ou très peu de paroles dans l'image, juste des
mouvements, un homme qui rase les murs, des flics, des jeux d'ombres
et de lumière dans un noir et blanc contrasté. Et donc : cette
musique on ne peut plus dramatique, purement hollywoodienne, mais
singulière pourtant dans l'importance brutale qu'elle prend calée
sur ces images. Mais on est loin d'une partition fleuve qui parcourrait
tout le film, comme cela se faisait dans le Hollywood de cette époque (voir par exemple le score de Dimitri
Tiomkin qui soutient tout le long, de façon plus ou moins appuyée,
un film comme The Big Sky,
d'Howard Hawks).
Pour preuve ce
silence magnifique qui entoure la première scène où apparaît
Marilyn Monroe, lovée dans un canapé. Le cinéaste dévoile sa
présence en la filmant en plongée (depuis le point de vue du vieil
avocat véreux qui en a fait son amante). Elle se réveille, un court
dialogue s'ensuit. L'homme vient s'asseoir sur un canapé en face
d'elle (le plan est alors plus lointain, plus près du sol, qui
englobe le fauteuil et l'homme de dos, et le canapé avec Monroe au
fond). Puis la jeune femme s'approche de son vieil amant (plan
américain sur l'actrice) se penche vers le fauteuil, l'embrasse
(plan plus resserré, champ-contrechamps). Enfin elle se redresse, et
dans toute sa beauté s'en va (plan américain).
La
scène dure à peine une minute, un ange est passée. Le silence qui
entoure la voix de Marilyn Monroe pour l'une de ses premières
apparitions dans un grand film est saisissant, comme si John Huston
avait inconsciemment saisit la portée immense qu'aurait la présence
au monde - au monde du cinéma américain en tout cas - de celle-ci jusqu'à son dernier film en 1963 (The
Misfits, Huston encore) . Comme
s'il avait souhaité faire de cette première apparition un écrin
parfaitement doux, un berceau de naissance. D'Asphalt Jungle à
The Misfits, la
boucle - de Huston à Huston, du début de la gloire jusqu'à la
mélancolie finale - pour Marilyn Monroe sera bouclée. A l'ambiance
ultra feutrée de cette première apparition répondront ses
hurlements dans le désert du Nevada, au bout de la caméra, dans la
poussière et juste un peu avant la mort.
27 février
La zone d’intérêt (2024) de Jonathan Franzen
Cinéma.
Le
générique initial est un condensé du propos, une merveille funèbre
qui à elle seule vaut le déplacement - et que le film ne vient
miraculeusement pas gâcher. Une alliance entre image et son qui nous
plonge dans les abîmes d’une époque et d’un lieu - les années
1940, Auschwitz. Un processus simple comme il parait simple, au
regard de l’histoire, de faire basculer l’humanité vers
l’aveuglement et la négation - et parfois la destruction de
certains autres.
Le titre du film se pose sur l’écran noir, et
peu à peu, pendant de longues secondes et peut-être même une ou
deux minutes : s’obscurcit. Au point d’être fondu dans ce même
noir, pendant qu’une musique (masse harmonique dense) voit toutes
ses fréquences progressivement s’abaisser, portées sans doutes
par un effet électronique qui distort la vitesse - et c’est toute
la vitalité sonore initiale, aussi inquiétante ait-elle été, qui
peu à peu se flétrit. Comme une nation qui part d’une volonté de
puissance pour aboutir à la nausée. Comme la trajectoire d’un des
personnages central, zélé SS qui dirige Auschwitz en gestionnaire
récompensé et félicité par ses supérieurs. Comme la trajectoire
des membres de sa famille, qui dans leur petit paradis familial
adossé aux murs d’Auschwitz vrille lentement, sans que le film,
jamais, ne verse dans le spectaculaire outrancier.
Et c’est la
force du film, sorte d’envers de « Salo ou les 120 journées
de Sodome ». Car là où Pasolini faisait le lien entre la cruauté
la torture la jouissance morbide et le fascisme italien à son
crépuscule de 1945, Franzen ne filme qu’une flétrissure - l’élan
d’une famille nazie qui voit son rêve s’assombrir - et rend
ainsi le processus du fascisme terriblement accessible, et banal, et
proche de nos vies et proche de notre époque.
L’horreur
est là, comme cadre : le paysage se charge de plus en plus de la
fumée des fours crématoires et les cris, aboiements, coups,
fusillades et machines prennent en volume dans la bande son. Mais
Franzen fait preuve de contemporanéité en évitant soigneusement
les terrains où l’essentiel a déjà été dit et filmé : le camp
vu de l’intérieur après le génocide (Resnais et son Nuit et
brouillard), le paysage et la force des témoignages pour tenter de
raconter l’indicible Histoire (le Shoah de Lanzmann), la
reconstitution hollywoodienne (Spielberg et sa Schindler’s list),
voire le parti-pris immersif du « fils de Saul », que je
n’ai pas vu.
Franzen
se place juste à l’extérieur du camp et nous met face à ce qui
nous relie, avec ces images qui composent notre humanité : la vie
domestique, familiale, les enfants, les fleurs du jardin, les chiens,
les chevaux…un contexte plongé dans le réel d’une époque,
accepté passivement ou soutenu, qui ne laisse pas d’interroger sur
nos acceptations, à nous spectateur, face à la nôtre d’époque -
ses gouffres et ses zones d’ombre.
Franzen
(et Martin Amis, auteur du livre dont ce film est issu) nous
interroge aussi sur le rapport au travail, au perfectionnisme :
pulsion vers la mort (le SS se demande comment gazer une salle de bal
peuplée de ses condisciples, par exercice intellectuel virant à
l’obsession) ou pulsion vers la vie (les femmes de ménages, dans
un bref insert documentaire, nettoient et époussettent l’Auschwitz
d’aujourd’hui, devenu musée, lieu de mémoire et donc de vie).
Comme si Franzen par son cinéma cherchait à nous rappeler que
l’équilibre humain entre vie et mort, amour et haine, idées et
idéologie, est par définition fragile. Et que cette fragilité
n’apparaît pas toujours de façon évidente chez l’individu,
surtout quand une époque l’enveloppe d’une idéologie qui semble
valoriser cet humain (voir le fameux « Lebensraum » -
espace vital - inventé par les nazis pour le peuple allemand, et
dont parle avec ferveur la terrible épouse du chef de camp). Depuis
les interfaces communes (le travail, la vie familiale, les loisirs,
la nature, le repos…) entre les personnages du film et la plupart
des spectateurs du cinéma d’aujourd’hui naissent en effet des
puissances de vie ou de mort, selon les forces motrices de l’époque,
et la qualité de conscience des individus qui la peuplent.
Franzen
maintient une lueur d’espoir - et de fait, ce réel-là
cauchemardesques a fini par se terminer - en filmant comme un
fantôme, par un procédé de solarisation à la Man Ray, une jeune
fille du village d’à côté, résistante. Une force dans la nuit,
une figure de cette fameuse et essentielle « armée des
ombres », filmée littéralement comme telle ici. Ces moments
d’obscurité et de silence de la parole (et de la bande son aussi ?
je ne sais plus) sont des bouffées de lumière dans ce film
crépusculaire à l’image très nette et léchée, aussi précise
que nos souvenirs de famille figés par nos iPhone.
Par ce
film allégorique (il n’y a peut-être jamais eu de joli jardin
derrière les murs d’Auschwitz), Franzen nous épargne une
reconstitution toujours périlleuse - et vouée à l’échec sur ce
sujet. Son film n’est pas une leçon d’histoire, même si cette
histoire - les images du musée d’Auschwitz et la documentation
ayant soutenu le film sont là pour lever toute ambiguïté à ce
sujet - est dans l’Histoire.
Il
s’appuie sur le réel en commun de ce monde et du nôtre, en
utilisant tous les outils du cinéma populaire - la narration, le
son, l’inventivité des formats, les effets spéciaux -, les
plaçant dans un propos et un contexte glaçant (c’était déjà le
cas de son très beau Under the skin, porté par Scarlet
Johansson) pour nous secouer dans le confort des salles obscures, et
peut-être nous aider à - littéralement - réfléchir ce cinéma,
et notre monde de plus en plus pauvre en refuges.
17 février 2024
Les choses de la vie, de Claude Sautet (1970)
DVD
Grande
douceur de la voix-off de Piccoli dans la dernière partie du film.
Une voix très douce, mise très en avant par rapport au reste des
sons. Détachement, humour, effroi. Plans filmés depuis le point de
vue subjectif (sujet : Piccoli). Plongées, contre-plongées.
Brouillard, netteté. Souvenirs, rêves, cauchemar. Apparition de
spectres (Bobby Lapointe, le conducteur du camion, à la table des
mariés, incarnation de la Grande Faucheuse, belle idée). La mélodie
douce de Sarde - dont il existe une très belle version pour guitare
par le sus-nommé Tristan M., sur YT - fait place à des sons
épars et réverbérés (heurts de la voiture dans le décor
soulignés par des cuivres funèbres). Ralentis et/ou scène de
l'accident en temps « réel », ou même accélérée
semble-t-il. Images-symboles, récurrentes (la roue de la
voiture peut faire écho à la roue du temps & à la circularité
de presque tout ce film « bouclé » sur l'accident et la
vie qui le précède, avant une coda finale située juste après
l'évènement).
Là où
Lelouch à la même époque (voir l'intéressant mais
interminable « vivre pour vivre ») aurait usé
jusqu'à l'os la mélancolie inhérente du dispositif - les
flash-backs d'un homme aux abois qui voit sa vie défiler - avec
force musique, scènes étirées etc, Sautet préfère tendre vers un
film court (1h20), sans rupture scénaristique saillante et sans
numéro d'acteur appuyé. Juste des cercles de souvenirs,
concentriques, l'accident au centre, point de départ et d'arrivée.
Le
choix radical, l'idée force du film est celle de faire de cette
scène de l'accident le lieu et le temps même de la mélancolie
cinématographique. Le principe cubiste de ne longtemps montrer que
des fragments de l'accident (avant une reconstitution finale qui
permet de voir l'action dans son déroulement, bref et terrible) et
de filmer au ralenti les expressions des acteurs (plan saisissant de
Piccoli en lutte avec les éléments dans sa voiture en perte de
contrôle, avec en arrière-plan la tête effrayé de Bobby Lapointe
depuis son camion responsable de l'accident) distord la temporalité
du drame, la met en suspens, nous permet de voir ce que le réel ne
montre pas : le tragique d'un visage au prise avec la détresse
dans un temps normalement rapide qu'aucun humain ne saurait voir,
sinon comme un éclair fugace au bord d'une route.
Il y a
un parti pris évoquant le pictural : le visage d'effroi de
Piccoli fixé (arrêt sur image), la bouche agrippant la cigarette
comme un humain une bouée dans la tempête, m'évoque le portrait de
la Méduse par le Caravage : une expression fixée - comme
justement « médusée » - par l'image, qu'elle soit
peinture ou ici photo. Puis
revient le mouvement dans sa lenteur, où l'on voit Piccoli perdre
inexorablement ses moyens et se faire détruire par la force
cinétique de l'évènement. Une force cinétique que ce ralenti
tente de venir contredire.
Magie
du cinéma : le spectateur peut partager encore un peu la vie au
moment où elle se crashe (et tout le film est bien sûr basé sur ce
principe). Le cinéma suspend la mort...« encore un instant Monsieur
le bourreau »...
Au
service d'une « histoire simple », comme Sautet les
adore, l'alternance entre scènes intimistes (les couples
Schneider-Piccoli et / ou Massari-Piccoli) & scènes d'allures
journalistiques ou documentaires (les réactions des témoins après
l'accident) & scènes utilisant tous les artifices du cinéma
(les ralentis, les arrêts sur image, les scènes avec musique, les
scènes avec une voix off, les flous) font de ce film un bijou de
cinéma, mélange de nerfs et de calme, de brutalité et de douceur.
Avec la voiture au centre, comme dans une certaine histoire du cinéma
américain (parmi tant d'autres : Rebel without a cause, Bullit,
Duel...et, poussé à son paroxysme du côté canadien : le
magnifique Crash de David Cronenberg).
15 janvier 2024
L'innocence, de Hirokazu Kore-eda
Cinéma
Au fur et à mesure
de son déroulement, le film s'émancipe de son dispositif (le puzzle
cinématographique d'une réalité contemporaine, perçue à travers
le vécu de quelques personnages qui se côtoient sans percevoir le
même réel) pour aboutir en son dernier tiers au déroulement d'une
sorte de vérité nue pour l'œil du spectateur. Les rumeurs &
suppositions & interprétations lancées par les protagonistes
sont peu à peu démantelées par ce que le montage dévoile. Le réel se précise alors dans toute son innocence,
effectivement – rarement titre de film aura sonné aussi juste et
plein.
La construction
mentale des uns et des autres - qui sépare et isole faute de
communication dans le film - est évoquée par une construction
cinématographique qui elle aussi part de fragments isolés pour
venir progressivement relier les scènes entre elles. Mieux :
elle les étire, et ouvre sur un espace physique et mental plus vaste
pour le spectateur.
Les
personnages du film observent la même évolution. Ce cinéma croit
en la possibilité de dépasser les rumeurs pour aller vers une
compréhension plus profonde des gens et de leur environnement. Le
dispositif initial n'est là que pour faire éclater une forme de
joie, de vérité, d'apaisement, de fluidité dans l'inscription du
temps sur l'écran. La dernière scène va au-delà du tragique ou du
happy end. Elle nous laisse choisir, basculer vers la vie ou
la mort, choisir quelle vision de la vie, quelle vision de la mort.
Nous ramène au fait que le cinéma raconte des histoires qui sont là
non pas pour se conclure, mais pour se prolonger dans nos pensées,
dans nos souvenirs, que l'on décide d'en fermer les scénarios ou au
contraire de les laisser en suspens.
Une des scènes les
plus saisissantes, les plus symboliques du mouvement qui s'opère
dans le film (dans mon souvenir : formalisme rigoureux ultra
découpé au début, montage laissant plus libre l'écoute et le
regard posé sur le monde organique à la fin) est celle où deux des
personnages se mettent à souffler dans un trombone et un cor. Des
sons forts, non maitrisés, entre eux dissonants & qui partent
des tripes & qui vont chercher ce que les mots n'arrivent pas à
raconter. Des sons sans âges et vertigineux, qui font écho au
principe de réincarnation plusieurs fois mentionné dans le film, et
qui se distinguent des longs sons de piano reverbérés, plus
rassurants & domestiqués & circonscrits dans les temps
modernes, composés par feu Ryuichi Sakamoto (c'est son dernier
travail pour le cinéma). Nous sommes composés par tout ça, et ce
cinéma le donne en partage.
7 janvier 2024
Le jour se lève, de Marcel Carné
vidéoprojecteur.
J'aime cette scène
où Jacqueline Laurent - compagne de Jacques Prévert à l'époque du
film, qui m'évoque le visage et la prestance de Juliette Binoche
époque « Mauvais sang » - rencontre Gabin pour la
première fois. Ouvrier sableur, celui-ci l'aborde alors que la jeune
femme s'est perdue dans l'usine, avec dans la main un bouquet de
fleur qu'elle doit livrer à la patronne. Le dialogue se déroule
dans un bruit d'enfer. Cela dure bien quelques minutes et il n'y a
pas ces parti pris déréalisant au plan sonore imposés par certains
mixages de films, où les voix des protagonistes sont mises au
premier plan. Non, ici le dialogue et l'attirance se nouent dans le
son des machines, tenaille acoustique faisant écho à celle des
déterminismes qui rattrapera et écrabouillera le sort de l'ouvrier
Gabin - un Gabin sorti de ses gonds, pour le beau regard de la
Françoise aux fleurs. L'innocence et la fraîcheur de la rencontre
sont d'ailleurs immédiatement assombries par la mort immédiate des
végétaux dans l'atmosphère néfaste de l'usine, présage évident
– mais l'image est belle – du destin bientôt foudroyé de
l'ouvrier. Vision noire et crépusculaire du travail comme
asservissement et abrutissement, à l'opposé – mais pas tout à
fait - de celle de Wenders dans Perfect days (voir chronique
ci-dessous) 85 années plus tard. Pas tout à fait, car même si le
cinéaste allemand filme un travailleur qui, lui, trouve les ressources
pour rester du côté du vivant, on sent que c'est une lutte
difficile aussi, une ascèse (du grec askêsis, « exercice,
entrainement »).
Les deux films
savent faire naître par ailleurs des bouffées d'insouciance,
notamment deux moments presque identiques que je perçois dans
l'entrain plus grand des personnages, dans la qualité de l'espace et
du son filmé autour d'eux. Ce sont les jours de repos, quand le
travail relâche son emprise et que le corps et l'imaginaire
s'allègent. Des parenthèses, des exceptions qui rendent
l'asservissement au quotidien supportable.
Décembre 2023
Ricardo et la peinture, de Barbet Schroeder
Perfect days, de Wim Wenders
L'armée des 12 singes (v.o "twelve monkeys"), de Terry Gilliam
Cinéma
Koji Yakusho, dans
Perfect days, ne se lasse pas
de regarder les reflets de la lumière du soleil dans les arbres.
Selon Wenders lui-même dans une interview, et comme cela est rappelé
à la toute fin du générique terminal, on nomme « komorebi »
en japonais cette danse des feuilles dans le vent, ce jeu toujours
fugace de l'ombre et de la lumière. Wenders prend le parti assez
radical de la répétition des séquences : un homme nettoie des
toilettes à Tokyo, avec un emploi du temps chaque jour identique,
suivi d'un jour férié un peu différent, plus léger, ouvert sur
des émotions plus développées. Les variations de ce quotidien sont
minimes, mais aussi belles à filmer et à voir que peut l'être la
fugacité de ce jeu d'ombre et de lumière filtré par les feuilles
des arbres. Son parti pris cinématographique, fait de répétitions
/ micro variations 2h durant, offre dans le détail des choses, dans
la subtile variation des plans toujours ouverts sur un réel presque
identique - donc jamais tout à fait pareil - une idée de la beauté
du monde, que l'(anti) héros du film scrute lui aussi chaque jour
pour tenir droit. Discipline religieuse – il faut croire à la
beauté du monde, et à ce qu'elle peut venir nourrir en nous, ce
qu'elle peut nous donner comme force, pour garder l'enthousiasme du
quotidien malgré la solitude et les larmes parfois – qui
nécessite, comme les mots d'une prière écrits sur des parchemins
puis du papier puis des écrans, un geste qui fait trace. Pour cet
employé des Tokyo Toilettes,
c'est l'appareil photo argentique qui aide à cela – dans quelques
boites sont entassées de multiples photos de « komorebi »
surpris par l'objectif. De la même façon que la communion par le
vin et l'hostie ressource le prêtre et le croyant, la musique sur K7
est l'essence quotidienne qui fait tenir le personnage principal, et
qui le fait vibrer chaque jour différemment, du rire aux larmes. En
témoigne la merveilleuse séquence portée par la voix de Nina
Simone à la fin du film, avec ce visage de l'acteur filmé en plan
fixe par Wenders, paysage toujours identique et toujours changeant,
pluvieux de larmes ou rayonnant d'un sourire.
C'est cette beauté
du réel que tente de capturer par sa peinture l'artiste – dans la
« vraie » vie – Ricardo Cavallo, dans le documentaire
de son ami Barbet Schroeder. Paysages immenses (océean, ville,
arbres), le tout sous influence de grands maîtres (Velazques, Goya,
Delacroix). Le personnage est aux antipodes du héros de Wenders :
assez bavard, omniprésent, discourant sur. Pas antipathique pour
autant, mais Schroeder pour moi ne parvient pas à faire naître
l'émotion – par défaut de silence ou de répétition peut-être –
qui pourrait naître d'une caméra posée sur ces chef-d'œuvres de
la peinture (« la mort de Sardanapale » de Delacroix, le
portrait d'Innocent X de Velazquez, « une baignade à
Asnières » de Seurat...) et sur le fantastique réel du monde
– la côte bretonne vers Morlaix, les arbres immenses ici ou là.
Bruce Willis, par
son jeu tout en retenue dans « 12 monkeys » de Terry
Gilliam, à chaque revoyure de ce film me bouleverse. Sa façon de
respirer l'air du dehors, de pleurer à l'écoute des musiques de son
enfance (« blueberry hill » de Fats Domino, « what
a wonderful world » chanté par Armstrong), synthétise dans un
moment de pur cinéma hollywoodien toute l'aspiration présente dans
les deux films précédents, ramenée à ce mode guerrier
survivaliste dont Willis - merveilleusement dirigé par Gilliam dans
ce film – est friand.
La société de
surveillance – celle aux antipodes du regard des auteurs de ces
films, juste maximisée dans le monde souterrain de 2035 que Gilliam
filme en alternance avec 1996 dans « Twelve monkeys »
- est l'occasion d'un bal pour les fous, la folie étant peut-être
la seule issue chez Gilliam (comme l'est la ferveur absolue portée
aux détails du monde chez Wenders), qu'aucune intelligence
artificielle ou caméra sans regard ne pourra percevoir. Que Gilliam
ait choisi la musique sexuelle et en sueur de Piazzolla comme écrin
musical principal à son film est un magnifique doigt d'honneur –
inspiré par ceux récurrents de Brad Pitt dans le film ? - à
cette société du contrôle.
Novembre 2023
Lola, de Jacques Demy
vidéoprojecteur
Splendide filmage de corps en mouvement, en questionnements, en désirs et en désespoir. La caméra de Demy, même quand elle ne filme pas la danse ou le chant, capte des corps dans un espace qui vibre parce que des corps désirant l’animent. Un espace qui accueille, aussi, du café du coin à la rue bondée, du cabaret à l’appartement isolé. Demy fait ce choix de l’harmonie, en refusant tout académisme. Ce n’est pas du cinéma d’école ou de studio, mais bien un art épris de la même liberté que l’on trouve chez ses copains de la nouvelle vague, dans « les 400 coups » ou « à bout de souffle » par exemple.
Le doulos, de Jean-Pierre Melville
vidéoprojecteur
Vu également il y a quelques jours, celui-ci n’a pas cette légèreté propre à Demy. Ici le cinéaste est roi, qui manipule le spectateur pour le plaisir qu’il puisse goûter les joies de la pirouette scénaristique vers la fin du film. Les acteurs - Belmondo, Reggiani, Piccoli - sont forts en gueule, les espaces tranchants. Plus proche d’Ellroy que de Modiano. Art de la construction, énergie de la violence.
2023/10/07
The creator, de Gareth Edwards
Cinéma
Le
visage. Un robot avec un visage humain dont les traits ont la même
mobilité est-il encore un robot ou bien est-il déjà un humain. La
physicalité qui définit notre espèce, la sensorialité, nos peaux,
nos yeux, nos bouches, nos oreilles, nos nez, n'offrent-elles pas un
accès à la sensibilité. Leur absence n'est-elle pas la fin de
l'humanité.
Ce
sont les questions sérieuses que pose le film. C'est la question
sérieuse que posait l'absence de visage dans la période masquée
que le covid et son traitement politique nous fit traverser.
Les
masques, en 2020-2022.
En
2023, ce film. Un retour au visage. Une nouvelle problématique.
L'intelligence artificielle. Le spécisme (l'anti). Le chien sauve
des humains. Le singe sauve des robots. Une esthétique des droïdes
qui nous les rend aimables. Non pas seulement ceux avec des visages,
mais aussi toute la ribambelle de créatures hybrides qui peuplent le
film sans chercher la mignonerie coquette de Star Wars.
Certains
plans nocturnes de robots hiératiques, comme un théâtre de
marionnette sobre et onirique, sont saisissants.
Un
film anti-américain produit par l'Amérique. Le capitalisme qui fait
son miel de l'anti-impérialisme. La machine de production aboutit à
cette constatation. Le film peut être refusé pour cette seule
raison, idéologique – d'autant plus si on ajoute à cela le fait
que les bouddhistes passent pour des gentils, ce qu'ils ne sont pas
nécessairement (voir le massacre des Rohingyas).
Mais
si on passe outre : une équipe, un travail collectif aussi
sérieux que sensible. Des hommages aux grands films :
Apocalypse now (Radiohead remplace les Doors), La planète des singes
de Schaffner (les robots remplacent les singes), Les yeux sans
visages, peut-être (il faudrait le revoir), Kurozawa (les luttes et
les visages dans les rizières), Le pont de la rivière Kwai (le pont
comme point stratégique, un classique du film de guerre qui amène
sa désuétude dans cet avalanche de technologie), les références
possibles aux classiques E.T et Starman, et probablement aussi au
quasi chef-d'œuvre de Jeff Nichols avec son récent Midnight
Special, avec cette figure de l'enfant, ce travail de
contrastes entre plans parfois très nocturnes et plans sous le
soleil - entre mystère de la nuit et fatigue du jour. Et puis
Kubrick évidemment par moment (les plans des soldats expulsés dans
l'espace, le travail sur la voix qui disparaît / réapparait, la
plastique de l'arme Nomad, l'enfant expulsé dans la sonde, et le sujet même du film avec la question de l'IA).
Et
le Blade Runner de Ridley Scott, forcément, avec ce
lien affectif haine ou amour entre humains et robots. Et les
« Starship troopers » de Verhoeven, et cette vision
dantesque d'une armée américaine sur-armée qui fait n'importe
quoi.
Un
film sans doutes excessivement truffé de références, ce qui
expliquerait le peu d'émotion avec lequel je l'ai vu par deux fois,
si ce n'est une admiration esthétique devant la qualité de son
montage, de sa bande-son qui laisse presque la place au silence à
certains moments, pour nous permettre de savourer quelques plans de
nature, de ciel, de visage ou de robot sans trop de sucrerie autour.
Un
film qui parle de la guerre. Qui flagelle l'uniforme américain pour
ce qu'il a fait au Vietnam (les plans d'hélicoptères, les massacres
des populations ici encore), qui s'excuse auprès des Noirs en
érigeant le héros – noir – en sauveur. Qui revient sur
Hiroshima / Nagasaki. Qui espère un autre futur. Qui espère que
l'IA qui nous entoure déjà nous mènera vers un autre monde que
celui de la sauvagerie pure telle qu'il est ici parfois filmé, lié
à une erreur d'interprétation des humains en quelques sortes.
La
nature des relations qu'il filme propose cette alternative en tout
cas. Mais bon : le happy end est plus qu'hypothétique.
Car la nature d'autres relations laissent aussi voir à quel point
l'espoir n'est toujours qu'un moment qui finit toujours par se faire
bousculer et se muer en désespoir. La
proximité avec laquelle il filme ses personnages et le suivi quasi
constant du point de vue de son héros, me parait par ailleurs plus aimable, plus
sobre, plus sensible que les machines de guerre type « Avatar ». Le discours pseudo-théorique n'est peut-être
pas si éloigné, mais le découpage, la façon de filmer - souvent à
hauteur d'homme, sans zoom intempestif - la longueur de certains
plans (tout est relatif, mais en tout cas par rapport à ce cinéma
de genre) + un lyrisme de la bande son mieux contrôlé, plus
fracturé d'autres sources sonores (le rock, Astrud Gilberto,
Debussy), rend cette opération commercialo-artistique là plus
aboutie à mon sens que le pudding à la James Cameron.
2021/10/03
Dance with wolves, de Kevin Costner
vidéoprojecteur
Points
communs, différences entre la musique de Dance with wolves
(1990) de John Barry, et Parade, la musique de scène de Satie
de 1917 ?
Je
ne sais pas encore, mais elles me touchent toutes les deux ces
jours-ci. Celle de Barry est d'un lyrisme exacerbée, lorgnant vers
l'expressité d'un Takemitsu quand il compose la musique de Ran.
Je pense par exemple, dans le film de Kostner, à la scène de
l'attaque des Pawnees. Les violons y tracent des sons tendus dans
l'aigu comme des arcs, sur un tapis herbeux de cordes plus graves -
accords immobiles, percussions qui claquent - cette sonorité me
rappelle aussi celle du troisième
mouvement de la musique pour cordes percussion et
celesta de Bartok, même si
la grammaire musicale diffère largement. Moyens minimaux,
efficacité maximale. Lyrisme exacerbé donc, mais par un choix qui
n'a rien du pompiérisme d'un John Williams - je n'ai rien contre par
ailleurs, les beaux vaisseaux de Stars Wars nécessitent cela
probablement. Pas d'intervalles mélodique en tension (du genre de la
7e M triomphante dans la B.O de Superman), pas de rythmes martiaux -
ou alors réduits à l'état de tambours d'armées clairement
identifiables, presque désabusés dans leur monotonie. Ici les
frottements sont rares mais d'autant plus remarquables, comme par
exemple ce cette 11e augmentée par rapport à la basse dans un des
motifs de trompette, qui rappelle la solitude de John Dunbar (le
héros du film), certes, mais aussi celle du même instrument dans
the unanswered question (1908) de Charles Ives....
D'autres séquences s'appuient sur les canevas plus triomphants d'une
musique de western au sens le plus classique du terme. Voir par
exemple l'attaque des bisons, et sa mélodie puissante jouée par les
cuivres. Je perçois néanmoins même ici un choix de contrepoint par
rapport à l'image qui me semble assez peu fréquent pour ce style de
film, à savoir : une mélodie plutôt lente et solennelle (à
la façon des cuivres du Dies irea dans le Requiem de Berlioz) sur
des mouvements rapides - chevaux, bisons, images dans leur montage.
Dans l'ensemble en tout cas : un grand classicisme dans
l'écriture, qui compte sur sa précision, son économie, sa durée,
et l'intensité de l'interprétation pour émouvoir, en parallèle
avec un film qui en fait de même au niveau du montage et de la
simplicité du matériau (et que j'ai pour ma part successivement
adoré puis détesté puis aimé de nouveau, mais là n'est pas le
propos...). Et puis ce jeu avec le style de l'épopée, du grand
récit qui prend le temps de nous initier à partir d'une harmonie
stable de mi b majeur au tout début, en référence miniature
probable – le mi bémol en témoignerait en tout cas – à
l'ouverture de l'or du Rhin de Wagner. Car après tout que montre le
film sinon des peuples autochtones en danger de mort imminente, comme
les dieux dans la tétralogie wagnérienne.
Satie
avec la musique de scène de Parade est évidemment bien loin
de cette volonté d'émouvoir par une musique qui serait en lien avec
des sentiments. C'est une mécanique toute autre – c'est l'éloge
d'une forme de mécanique physique qui ferait chant, en quelque
sorte, mise en musique par lui, et mis en scène et en mouvement par
Picasso et Diaghilev.
Mais,
par leur économie de moyen, leur utilisation de motifs mélodiques
et rythmique répétés, leur découpage très lisibles par pupitres,
Satie comme Barry, malgré leur pensée harmonique, mélodique,
rythmiques différentes, m'évoquent comme l'envers (ou l'endroit)
d'une musique d'accompagnement, avec tout ce que ce terme peut avoir
de magnifique. L'accompagnement des bruits des villes et des
industries florissantes chez Satie (sirène intégrée dans
l'orchestre, avant Varèse), l'accompagnement des images d'une
Amérique disparue pour Kostner. Avec, pour ces deux musiciens, la
posture humble me semble-t-il de celui qui décide d'accompagner
plutôt que d'être au premier plan.
Qu'au
milieu de ces deux expressions se placent Costner et Picasso est
évidemment tout à fait saugrenu, mais tant mieux. Ça ne l'est pas
plus après tout que l'idée de faire de belles images en évoquant
un peuple massacré, ou de faire un spectacle à Paris pendant en
1917 pendant peut-être que les mutins se faisaient fusiller à
quelques centaines de kilomètres de là. On ne peut toujours
s'empêcher de (faire) résonner, même quand tout va mal.
2020-11-01
La grande illusion, de Jean Renoir
Holy motors, de Léos Carax
vidéoprojecteur
Tout
est vrai, et tout est faux. Tout est vrai chez Renoir : la
fraternité des hommes et des femmes, par-delà les frontières, et
même en temps de guerre lorsqu’un même code d’honneur, ou
lorsqu’un degré minimum de civilisation (le soin des blessés, le
respect des femmes et des enfants) les réunissent. Tout est vrai :
la guerre 14-18 a existé, les Allemands sont allemands, les
rencontres et aventures que Renoir filme sont crédibles, portées
par la congruence des comédiens : von Stroheim dernier survivant
d’une époque révolue (l’aristocratie militaire dans le film, le
cinéma muet dans sa vraie vie de metteur en scène), Gabin homme du
peuple, Dita Parlo comme déjà dans une certaine anticipation du
rôle trouble, et probablement aussi malaisé que malheureux qu’elle
jouera – loin des caméras – pendant la seconde guerre mondiale à
Paris et en Allemagne. Mais tout est faux aussi : le camp de
prisonniers est un studio, le film est tourné en 1937, la cruauté
ou la dureté entre les prisonniers et leurs geôliers - qui je
suppose devait exister aussi - n’est jamais montrée, etc. C’est
du cinéma : le metteur en scène choisit ce qu’il veut faire
émerger du réel, ce qu’il souhaite en retenir. Les comédiens se
mettent au service de cette vision. Le militaire aristocratique côté
français incarné par Pierre Fresnay succombe à sa blessure, pleuré
par l’allemand qui n’a eu d’autres choix que de lui tirer
dessus. C’est un tombeau pour ce monde militaire à cheval, tombé
en décadence au moment où la boucherie de la guerre moderne –
avions, tanks, gaz etc – fait son apparition.
J’écris
sans minimiser l’horreur des guerres passées – se faire éventrer
par une baïonnette n’est certainement pas plus souhaitable que se
prendre une grenade sur la gueule. La différence reste néanmoins la
pulvérisation possible de l’être à l’époque moderne. Non plus
mutilé, écrasé ou écrabouillé, mais bel et bien parfois disloqué
par les forces de l’artillerie lourde, enfouie dans les trous de
bombes, littéralement explosé parfois en membres et parties du
corps éparpillées (voir Johnny got his gun, de Dalton Trumbo, pour cet aspect
là). Chez Renoir, Stroheim essuie des larmes au-dessus du cadavre de
son ennemi après avoir échoué à le sauver.
Johnny
got his gun ou La grande illusion : de ces portraits
de la guerre de 14-18 surgissent des images et des récits opposés.
Eclatement du corps, fragments épars de narrations liés au souvenir
du Johnny mutilé pour le premier vs regard sur ce qui fait au
contraire encore humanité dans cette guerre : corps parfois
meurtris (Von Stroheim) mais debouts néanmoins, regards francs, tir
de Von Stroheim vers Fresnay après sommation seulement. Un grand
écart de cinéma et de vision – au sens strict de l’image – de
la guerre telle que les cinéastes choisissent de l’invoquer. Une
différence, au-delà des autres caractéristiques stylistiques de
tous ces cinéastes, que l’on pourrait retrouver entre La grande
évasion (sorte de Grande illusion à l’américaine - on
retrouve les mêmes procédés d’évasion dans les deux films -
transposée pendant la seconde guerre mondiale) et, disons pour aller
vite, Il faut sauver le soldat Ryan, ou peut-être tout
simplement Le jour le plus long, pour chercher une comparaison
un peu plus contemporaine du film de Sturges.
Léos Carax choisit et ne choisit pas dans Holy Motors. Tout est vrai, tout est faux. Il choisit, car il sélectionne les différentes énergies et typologies des séquences du film, tout en montrant ostensiblement qu’il ne choisit pas. Denis Lavant, son personnage comédien fil directeur, alter-ego, se transforme tout au long du film à travers des histoires inscrites dans un très large spectre. Dans le désordre : snuff movie, motion capture (esthétique de jeux vidéo / cinéma d’animation), film de mafia, mélo, réalisme social, comédie musicale, comédie romantique, polar gore et j’en oublie sans doutes. Lavant s’inscrit dans cette corporéité du comédien qu’on trouve chez le Jean Gabin dirigé par Renoir ou par d’autres, dans ce travail à l’ancienne, où l’acteur incarne à la sueur de son front des personnages très divers à travers des performances ou la dynamique de mouvement, qu’elle soit rapide ou lente, reste toujours très physique et avec peu ou pas de trucages – le pôle opposé, en somme, de la pose figée, lisse et sans défaut, de la photographie de mode, qu’incarne Eva Mendès dans le film. L’opposé également des vies virtuelles sur la Toile, les sites Internet à la gloire de la vie et de l’œuvre du défunt se substituant à la déploration du corps perdu (cf le cimetière parisien du film, et ses pierres tombales où sont inscrits ces mots, « visit my website »). Carax choisit donc de ne pas choisir une thématique unifiée pour filmer le travail du comédien à l’œuvre, et manifeste son intérêt pour un art multiple, où l’humour le dispute au tragique, au grotesque, à la mélancolie, où la musique peut presque prendre le relai de l’image (cf « entracte », et surtout la chanson de Manset à la fin). C’est toute la joie et la mélancolie du cinéphile, du comédien ou du cinéaste qu’il met en scène. Joie de vivre des vies multiples. Fatigues de toujours les voir se terminer, et de devoir recommencer un film (soit le voir, soit le jouer, soit le tourner) pour retrouver cette sensation de l’au-delà de soi-même, cette sensation de dépasser les limites du réel, dans l’idée d’aiguiser son regard et de mieux le percevoir ensuite. Fatigue qui confine à la mélancolie, à l’irritabilité si les vies s’enchaînent trop vite, au risque de ne pas voir le temps du monde réel transformer celui-ci, au risque de se sentir en décalage, au risque de ne plus savoir comment le monde existe, pour le meilleur (lorsque l’art permet de sublimer la vulgarité du monde) ou le pire (lorsque l’art n’est qu’une échappatoire, sans retour ou lien possible avec le réel). Carax filme cela aussi : comment Lavant ne parvient plus tout à fait à trouver du plaisir face à la petitesse voire à l’invisibilité grandissante des caméras (voir son dialogue avec la figure du Commandeur – Michel Piccoli – juge et parti lui aussi, comme si Carax avec ce personnage également voulait brouiller toute notion de limite trop claire, avec l’invitation dans son film de ce si vieil acteur, qui aura joué aussi bien Dom Juan qu’un pape au cours de sa carrière…). Comment la distinction entre le réel et le fictif s’estompe au point de ne plus parvenir tout à fait à sentir et ressentir – le comédien est fatigué, ne parvient presque plus à rire entre ses diverses incarnations, et ne sait peut-être plus tout à fait si c’est l’actrice ou la connaissance réelle qui git sur le trottoir lorsqu’il voit le corps de Kylie Minogue fracassé, et qu’il rentre en hurlant dans sa Rolls, sans que nous puissions savoir réellement si ce cri est celui du comédien, ou de l’homme qui se cache derrière, et si même cette séparation peut être faite, tant Carax nous montre un processus sans fin ni pause au cours du film, paradis aussi bien qu’enfer. Et sans doutes ce film reflète-t-il ces deux pôles. Carax est un hyper-sensible qui s’est frotté à l’enfer dans ses films (le monde des sans abris, l’enfer aussi d’un film maudit avec Les amants du Pont Neuf), tout en filmant par ailleurs le paradis, la joie totale, l’ivresse de l’amour qui s’exprime par tout les mouvements du corps (cf la course de Denis Lavant sur Modern Love de David Bowie dans Mauvais Sang, ou Binoche et Lavant sortant de la Seine accompagné par Les amants des Rita Mitsouko). Les contrastes émotionnels, plastiques (le personnage de Merde à côté de la beauté glacée d’Eva Mendès) et géographiques (l’usine de banlieue vs la demeure bourgeoise de Pola X) tout montre une attirance pour l’excès au long d’une vis sans fin repassant sans cesse par les pôles extrêmes du spectre émotionnel. Quitte à banaliser et à figer l’émotion née de la surprise et du simple regard sur le monde, sans effet ou bouleversement intempestif. Holy Motors m’ennuie un peu lorsque la plasticité du filmage ou des effets de contrastes devient excessivement lisible, que ce soit la longue séance de motion capture au début, ou bien toute la séquence grand-guignolesque avec Merde. Celle-ci n’évite pas selon moi ce que recherche de façon caricaturale le photographe présent dans cette séance, à savoir le frisson ultime (la belle et la bête) à déposer devant la rétine du spectateur. Les séquences qui me touchent le plus sont finalement celles où il ne se passe presque rien, ou l’image se fait banale : le dialogue entre un mourant et une jeune femme (qui fait écho à une séquence classique du cinéma, telle celle entre Pierre Fresnay et Erich von Stroheim dans le film de Renoir), celui plus cruel entre un père et sa fille dans une voiture, le retour à la maison d’un homme fatigué (accompagné par la chanson déchirante de Manset), et toutes les scènes dans la Rolls, avec ce dialogue qui vient peu à peu s’échouer de fatigue entre Denis Lavant et sa conductrice (Edith Scob). Carax cherche-t-il à mélanger « vieux cinéma populaire » (temps du dialogue, pas de trucage etc) et « cinéma chic et choc » pour creuser la réflexion et le regard du spectateur, inclure dans son monde le vertige du temps qui passe et des formes esthétiques qui se transforment, sans trop les juger ? C’est bien possible, et c’est cela qui me touche chez lui probablement. Les belles images de Paris dans ce film ne me semblent pas vouloir séduire. J’y vois une certaine ironie. Mais dans cette ironie gît encore une certaine fascination pour un romantisme un peu déjà vu – par moi en tout cas en tout cas en tant que spectateur (loin de moi de vouloir deviner ou juger ce que Carax y met). D’où cet ennui parfoi. Mais après tout pourquoi pas l’ennui, au crépuscule du cinéma que Carax filme ? Il est possible aussi que réalisateur, en surdosant la quantité d’histoires et d’esthétiques au cours de ces deux petites heures, nous invite à cultiver le temps vide et large, par contraste. Ce temps qui manque au héros Denis Lavant mais qu’il semble prendre, lui, en tant que cinéaste avec « seulement » cinq long métrages à son actif à bientôt 60 ans.
2019-08-26
The Big Heat (règlement de comptes), de Fritz Lang
vidéoprojecteur
Là on y est. La rigueur rythmique, la précision des plans, la sobriété de la direction d’acteur, font que chaque ellipse, contrairement au film d’Anderson vu la veille (voir chronique ci-dessous), densifie la charge émotionnelle du film, sans que rien, jamais, n’ait besoin d’être surligné. Une scène suffit à nous faire sentir la nature profonde d’une relation (celle du couple Glenn Ford – Jocelyn Brando par exemple). Le personnage peut mourir l’instant d’après (Jocelyn Brando de nouveau), le choix de ses mots, de ses mouvements, de son filmage, fait que sa mort nous touche, alors que les 2h30 de film d’hier ne parvenait à me sensibiliser à aucun des protagonistes.
2019-08-26
There will be blood, de Paul Thomas Anderson
videoprojecteur
Ce
cinéma me laisse extérieur, tant son découpage ultra scénarisé,
la diversité de ses choix dans le rapport musique-image (du silence
à l’accompagnement pianissimo, du romantisme brahmsien –
que vient-il faire là ? - aux nappes immobiles de Pärt, des
glissandis de cordes à la Ligeti jusqu’aux strates de
percussions composées par Johnny Greenwood), l’inconstance aussi
de l’endroit où il place la caméra (du plan rapproché en
intérieur à la Cassavetes au plan-séquence en panoramique lorsque
le père retrouve son pseudo-fils après l’avoir abandonné, en
passant par de nombreux moments où je me demande pourquoi il filme
la scène comme çi ou comme ça..), la caractérisation caricaturale
des personnages (l’enfant silencieux, le partenaire effacé à la
voix ténue, l’hystérique Day Lewis vs l’hystérique
prêcheur, dont les « pics » non-simultanés sont filmés
en relais, comme si le film ne pouvait pas carburer à autre chose
qu’à ces numéros d’acteurs), le scénario qui bascule
étrangement d’une peinture sociale embrassant ce phénomène de la
ruée vers l’or noir d’une façon assez large (même si axée
autour du parcours individuel du personnage de Day Lewis), et qui la
quitte au deux tiers du film pour ne plus se concentrer que sur
l’acteur principal, sans que l’on ne puisse sentir si - et
comment - celui-ci est encore pétri par son environnement. Aspect
que l’on perçoit d’ailleurs assez mal au début également, car
si le personnage est de plus en plus haineux, c’est surtout grâce
/ à cause du jeu de l'acteur et à son texte que le cinéaste nous
le fait sentir (emprunts d’une geste pseudo shakespearienne, qui ne
me semble plus vraiment à propos après les Coppola Scorsese De
Palma etc).
Aucune séquence ne parvient réellement, par le
cinéma, par la durée, le regard, à faire percevoir comment se
construit la haine. Dans les séquences intimistes où se mettent en
place les rouages de cette haine (les moments de rencontre avec le
pasteur par exemple), c’est juste un plan un peu long sur un
personnage, pénétré de son rôle, et qui semble vouloir nous
dire : vous voyez, lui, comment il reçoit les choses,
comment il se fait humilier, vous avez vu comment je le filme, et
bien ceci est important, il reviendra ce personnage, et comme vous
avez bien vu comment il s’est donc fait humilié, que vous avez passé du temps à vous dire ça, et bien n’ayez crainte ce
n’est pas perdu, vous avez raison, il y aura forcément un truc qui
se passera avec lui. Dans ces choix de monstration calculés au
cordeau je voix des masques d’acteurs trop manifestes. Je crois me
souvenir que Georges Stevens, qui filme James Dean dans Giant
(film auquel on ne peut pas ne pas penser, de par sa thématique
proche), même s’il n’évite pas lui non plus une certaine
grandiloquence, laisser exister ses personnages d'une façon plus
libre devant la caméra - le corps de James Dean en particulier,
que l'on voit par exemple s’exprimer en arrière plan au début du
film, quand il est sous l’auvent, un tel plan créant une profondeur sémantique
que je ne trouve jamais présente dans l’image chez Paul Thomas
Anderson. Ce dernier ne filme toujours qu’une seule chose,
sursignifiante. L’absence dans Giant d’effets appuyés me
laissait plus d’espace, à moi spectateur, pour plonger dans cette
histoire ayant pour trait commun avec There will be blood –
outre son sujet même - une nature éminemment romanesque (on suit
les personnages sur l’ensemble de leur vie d’adulte, de
l’éclosion à la chute). Et c’est bien la tension entre ce sujet
romanesque traité de façon linéaire et vraisemblable (avec lettres
gothiques pour renforcer son ancrage dans l’Histoire), mais avec
profusion d'outils contemporains par un cinéaste visiblement
influencé par divers grands auteurs (on pense fugitivement à
Kubrick, à Cassavetes, voire pourquoi pas au Cheval de Turin
de Bela Tarr l’espace d’une fraction de seconde dans le rapport
musique-image), qui me semble créer une bouillie d’où aucun choix
autre que celui d’une certaine virtuosité n’émerge. Dans ce
rapprochement outils modernes / sujet classique je préfère
nettement les choix de Tarantino dans un film comme Django (film
qui m’ennuit pas mal aussi par ailleurs), qui de son côté tente
de jouer clairement avec l’effet grotesque que peuvent amener ces
décalages, pour créer un objet artistique qui se place de façon
assumée dans le champ contemporain.
La
première séquence de there will be blood résume tous les
problèmes qu’il me pose. L’homme cherche de l’or dans un
désert rocheux. Il a un accident, se casse la jambe au fond de sa
mine. On ne sait pas comment il va pouvoir sortir ainsi blessé. On
le voit commencer à se hisser, alors tout en bas. Puis, plan
suivant, il est au dehors, allongé, épuisé. Puis, plan suivant, on
le voit vendre son or à la ville, allongé, la jambe cassée,
jubilant. On comprend alors, mais de façon théorique - car rien
dans la durée de filmage ne nous a permis d’être avec le
personnage, de vivre avec lui la remontée hors du puit, de sentir sa
détermination, son caractère entêté - que ce personnage est un
winner un peu hors du commun. J’étais au début intéressé
par ce choix tout en ellipse. Je trouvais ça étonnant, très
assumé, comme quelqu’un qui aurait digéré les enseignements de
la Nouvelle Vague pour éviter de s’apesantir sur des choses
inutiles que le spectateur peut comprendre sans l’aide de la
caméra. Mais rien de tout ça au final ne me semble fonctionner. Le film est
construit sur une durée classique, avec grands blocs de temps, et
enjambées de décennies en décennies. Ce type de montage, de ce
fait, déssert le propos romanesque du film et ne me permet pas
d’être avec le personnage. Et surtout, ne s’inscrit pas dans un
vocabulaire et une grammaire claire, lisible, resserée, dans
laquelle on pourrait rentrer peu à peu, avec le plaisir de découvrir
le regard d’un cinéaste. Ici l’académisme le plus hollywoodien
(dans le rapport à l’acteur en particulier) le dispute avec
quelques fantaisies pop, pour 2h30 de temps pour moi à (presque) oublier.
Avril
2019
Black book, de Paul Verhoeven,
Edgar, de Clint Eastwood
& The yards, de James Gray
vidéoprojecteur
Trois
films de cinéma classique, avec fil narratif limpide,
reconstitution, montage rythmé, tempo allegretto ma non troppo.
Le Verhoeven n’est pas sans rappeler, dans sa rythmicité, ses
rebondissements et la fermeté des caractères qui le composent : le North by norwest (la mort aux trousses) d'Hitchcock. Si Candice
van Houten peut vaguement faire écho à Eve Marie Saint, c'est surtout
Sébastian Koch qui m'évoque James Stewart, porté
qu'il est lui aussi par cette idée scénaristique d’un personnage
à qui arrive une aventure qui ne lui semblait en rien prédestinée.
On découvre en effet au fil du film que sous son habit de militaire
chef de la Gestapo locale, cet allemand cache une âme ouverte et
partageuse. Dur d’y croire si l’on y réfléchit (on n’arrive
quand même pas à ce grade dans l’Allemagne hitlérienne sans
avoir beaucoup de sang sur les mains...), mais pas plus que de croire
en la célérité du simple quidam James Stewart face à toutes les
embûches qu’il rencontre dans North by northwest. Peu
importe, ce cinéma n’est pas là pour être vraisemblable, mais
pour nous y faire croire en nous étourdissant par une virtuosité
fine. La principale originalité du film de Verhoeven, sa
principale modernité, ne vient pas de sa facture - même s’il est
forcément un peu plus cru dans ce qu’il filme que le cinéma
hollywoodien traditionnel (Candice Van Houten ne s’y colorerait pas
le pubis face à un miroir lui-même face caméra) – mais plutôt
du fait que ce film « grand public » fait sonner les
langues des protagonistes de façon cohérente par rapport à
l’Histoire : les Hollandais parlent hollandais, les Allemands
parlent allemand. Tout le reste : qualité des costumes, des
reconstitutions, des sons des mitrailleuses, percussion du montage
etc, est comme du made in Hollywood, même si Verhoeven, à ce
moment-là de sa carrière, n’y est plus (le film est financé par
des pays européens, et tourné en Hollande). La seconde guerre
mondiale, pendant ces 2h30 de film, devient un décor de
divertissement pour le spectateur. Le montage serré, les
rebondissements incessants, tendent en effet à déréaliser ces
actions de la résistance, qui ont pourtant eu lieu en leur temps.
C’est pour moi la limite du film, ce pour quoi sans doutes il ne
s’imprimera pas très longtemps dans ma mémoire de spectateur. Là
où Melville dans l’Armée des ombres nous fait vivre une
expérience physique de la durée - transformant par la tension de la
mise en scène des secondes d’attente en minutes interminables
lorsque Signoret attend le feu vert des soldats allemands pour
pouvoir pénétrer déguisée en infirmière dans l’antre de la
Gestapo lyonnaise -, une situation similaire chez Verhoeven est
beaucoup plus mécaniste : action / conséquence, actions /
conséquences, etc. Mais chez Melville comme chez Verhoeven le sens
de l’ellipse est remarquable, qui rajoute une tension
supplémentaire dans le fait qu’il est difficile de prévoir
l’issue des scènes, et qui rend compte de la difficulté qu'il y a
à connaître où en est l’ennemi de ses connaissances de la
situation - et donc de savoir évaluer précisément le risque de
telle ou telle opération. Les personnages avancent à l’aveugle,
par pré-supposés, recoupements, déductions etc, sans être jamais
sûr à 100% de leur analyse de la situation. Plonger le spectateur
dans cette même incertitude, et pour ce faire ne surtout pas tout
montrer, est alors un certain gage de réussite pour le réalisateur.
Edgar
choisit quant à lui de dévoiler - largement - la face cachée de
Hoover, le chef du FBI pendant une trentaine d’année, en usant
d’ingénieux procédés de flash-backs. Chaque action, dans le
passé ou le présent du film (qui est, biopic d’un être
décédé oblige, perçu aussi comme le passé pour le spectateur)
aide à la compréhension plus complète de l’autre temps. En
dévoilant cette part cachée, celle qui se révèle dans les bureaux
et dans les sphères privées, Eastwood fait le choix de sacrifier
l’action traditionnelle du film policier (souvent en extérieur,
avec héros et ennemis, fracas et fureur) pour ne se concentrer que
sur la part la plus intime de son sujet, insistant sur la relation
amoureuse mal assumée entre Hoover et son n°2. En ce sens, et grâce
aussi à cet aller-retour entre passé et présent du film, il est
particulièrement proche d’un autre de ses film, the
Bridges of Madison County, qui joue lui aussi de cet effet de
perspective temporelle impliqué par la relecture d’un temps passé
par les gens d’un temps présent (les enfants de Meryl Streep
dans Madison découvrent son histoire clandestine amoureuse
dans le grenier familial), avec toute les zones de trouble et d’ombre
que cet effet peut procurer également.
La qualité des bons films
d’Eastwood, ce qui pour moi en fait l’épaisseur émotive, est
aussi liée au fait que ces dispositifs ne sont pas de simples
enveloppes vides. Dans chaque espace-temps filmé est palpable la
sensation du temps – j’oublie très vite que la scène est dans
une bulle de temps présent ou passé. Eastwood, lorsqu’il filme
ses comédiens, ne les filme pas comme les éléments physiques tridimensionnels
d’un rouage narratif plat couché sur le papier, mais prend le
temps de les voir vieillir, seconde après seconde, derrière la
caméra. Sans doutes en partie parce qu’il est comédien aussi &
qu’il sait être à l’écoute alors du vécu de ce métier &
qu’il en est touché. A l’intérieur des codes rythmiques du
cinéma hollywoodien, ce cinéma est lent. Et les acteurs alors, même
grimés de façon grotesque comme Di Caprio peut l’être dans
Edgar, vieillissent en même temps que le spectateur, seconde
après seconde. Quand on l'aime, c’est ce qui rend je crois ce
cinéma mélancolique et beau.
James
Gray dans The yards essaie sans doutes aussi de rentrer
dans cette sensation du temps. Avec moi il n’y réussit pas
vraiment. Je vois trop ses intentions. Par exemple la circularité évidente de la première et dernière scène, ou bien comment
il place la caméra pour enfermer ses personnages dans des espaces
clos qui représentent leur enfermement mental aussi (voir les portes
ou les murs, qui parsèment nombres de plans). Je vois aussi - même
s’ils sont moins grimés que Di Caprio dans Edgar - le masque des acteurs, les
efforts qu’ils font pour être dans le monocorde de l’expression
et de la voix. C’est un entre-deux. La narration, le rythme global
du film est assez enlevé, mais l’incarnation ne m'apparait pas à la
hauteur de cette rythmicité – comme si ce qui se jouait dans
l’action était trop sous le contrôle d’une mise en scène au
cordeau. Comme si la vie des personnages était phagocytée par
le scénario du film, empêchant à celui-ci de déborder dans la
vie. L’humain dans The Yards est proche de celui filmé par Nicholas Ray quelques décennies auparavant : fragile, empêtré
dans ses contradictions, frustré, écorché vif…Mais à la
différence notable que Gray, quand il filme une libération de son
personnage principal (Mark Wahlberg), ne fait pas exploser le cadre
initial, très serré, précautionneux, de sa mise en scène. Alors que j’ai
la sensation, dans mes souvenirs que
ceux filmés par Ray - que ce soit avec Bogart dans Le
violent, James Dean dans Rebels without a cause, ou
peut-être même les protagonistes de Johnny Guitar - finissent par percer à chaque fois le scénario pour arracher un cri de liberté, quel que soit leur destin au sein du film (le réel cancéreux de Nick Ray déchirera d'ailleurs puissamment le
projet initial de Wenders dans le passionnant Nick’s Movie,
mettant en question en permanence la notion fiction-réel, et en
annulant même l’idée de frontière). Il en va de même, et de
façon encore bien plus sauvage, pour un des modèles de Gray, le
Scorsese de Mean Streets ou de Taxi Driver. Même si on
parle-là certes de James Dean, de Bogart, de Stayrling Hayden ou de
Robert De Niro, je ne pense pas que seule la qualité des acteurs
soit responsable de cette constation - Wahlberg ne manque pas
d’épaisseur par ailleurs.
James Gray, ai-je lu, a demandé à
Wahlberg de s’inspirer de Gabin pour trouver une certaine morgue
dans le film. Peut-être le problème vient-il de là, de cette
surabondance de références qui empêche les acteurs et la mise en
scène d’inventer quelque chose en lien avec le présent. Peut-être
le cinéma est-il très chargé, trop chargé d'histoire maintenant,
et qu'il devient difficile de s'en délester. Et peut-être est-ce
aussi bien la force involontaire du film : parler de notre
époque artistique, baignée de références, et angoissée par
l’idée que nous ne pouvons plus que copier les expériences d’un
monde passé que beaucoup (Gray en tout cas) trouvent plus inspirants
que notre présent. Artistiquement, c’est une pensée mortifère.
Difficile de donner une forte pulsion de vie à des réalisations
ancrée dans cette pensée mélancolique de fin de l’Histoire (du
cinéma en tout cas).
Agnès Varda, qui est morte à 90 ans le 29
mars dernier, rappelait dans ses interviews à quel point elle
n’aurait sans doutes jamais osée faire de cinéma si elle n’avait
pas été complètement inculte de ce point de vue à 25 ans, lors de
son premier film.
Gray
est un érudit dont l’action de metteur en scène est peut-être
alourdie par un fardeau de connaissance, qu’il oublie d’oublier
dans un coin avant de commencer un film.
Cela dit il fait
son film, ce qui n’est évidemment pas rien.
12
novembre 2018
Il était une fois en Anatolie, de Nuri Bilge Ceylan
videoprojecteur
Trois
couleurs, trois espaces et un peu plus. L’obscurité teintée de
lumières de phares de la première partie (sans doutes plus de la
moitié du film, soit 1h20 peut-être) et l’errance de ces trois
voitures dans les montagnes pelées, avec au milieu cette pause dans
un village au cœur de la nuit où une jeune femme sert un café sous
les yeux médusés des hommes fatigués, genre ange déchirant dont
la beauté subjugue. Puis le jour légèrement brumeux, couvert, qui
voit la recherche policière nocturne aboutir dans un champ, puis se
prolonger devant l’hôpital d’une petite ville pendant un temps
sans doutes moitié plus court que la première partie (30/40
minutes). Puis une sorte d’intermède alternant intérieurs et
extérieurs où l’histoire d’un des protagonistes - le procureur -
se dévoile (10/15 minutes), tandis que l’intrigue autour de
laquelle semblait tourner l’action reste en suspens, en
suppositions possibles. Et enfin, une dernière séquence d’une
vingtaine de minutes sous forme de huis-clos, dans la salle
d’autopsie d’une blancheur bien évidemment clinique quoiqu’aux
couleurs passées (à l’image de l’état usé du bâtiment et des
outils du chirurgien). Rien ne se résout clairement de l’intrigue
policière. Celle-ci n’est finalement qu’un reflet des pistes
intimes que dévoilent et découvrent à leur propre surprise
certains protagonistes cette nuit-là, en particulier le procureur et
le médecin. Ce dernier ne dit rien de sa propre béance (filmée
pourtant un instant chez lui), mais observe et écoute celle des
autres en train de s’ouvrir, au sens propre (l’autopsie) comme au
figuré (le procureur qui révèle l’histoire cachée qu’il
trimballe). Jusqu’au point où lui aussi quitte son poste
d’observateur pour à son tour falsifier une part de vérité du
monde. Pour quelle raison ? Rien n’est dit. Le spectateur peut
choisir d’y répondre, ou pas (les points d’interrogation du film
sont à eux seuls beaux à contempler). Dans l’idée du mensonge
véhiculée ça et là et avec plus ou moins d’évidence par le
procureur, le meurtrier, la femme de la victime (amante du meurtrier
?) puis finalement le médecin appert une certaine douceur. Comme si
le mensonge, en étant à certains moments le point de départ d’une
relation entre des personnages qui se protègent, construisait un
échange possiblement fraternel, au point de se renverser en vérité
enfin dévoilée (voir la confession implicite du procureur, qui
commence d'abord de façon anodine au milieu de la nuit, puis qui est
très vite interrompue par un événement extérieur à la
conversation avant de peu à peu se révéler touche par touche, puis
in
fine dans
la lumière du jour d’un intérieur d’appartement). Ou – autre
piste possible, car aucune n’est éclairée de façon crue –
comme si le mensonge permettait d’adoucir la violence du réel, de
tenter de s’en protéger soi-même (le procureur) ou d’en
protéger les autres (le médecin à la fin, peut-être, qui épargne
la crudité des choses à l’enfant, à la femme, au meurtrier, à
lui-même peut-être).
Avec, au long du film, d’autres variations
subtiles du mensonge. Ainsi ce flic outré par le fait qu’un
cadavre ait été ligoté avant d’être enterré, alors qu’on
apprend un peu plus tard par le meurtrier que la raison était
simplement pragmatique (il s’agissait de pouvoir faire rentrer le
cadavre dans la voiture). On croit le flic dupé par sa propre
indignation, incapable de se poser pour entendre la version prosaïque
des faits, mais le cinéaste ne s’arrête pas là, et plus tard
nous rend témoin, concernant ce détail, de notre propre
aveuglement. Le film, de mensonges en vérités, de vérités en
mensonges, pourrait ne jamais s’arrêter, son but n’étant
certainement pas d’aboutir à une résolution définitive mais de
continuer à questionner sans cesse le réel. Il dure 2h30, le temps
pour moi spectateur de rester attentif à ces dialogues sombres ou
drôles, graves ou comiques, telle une maïeutique en perpétuelle
devenir et qui s’incarne là dans un espace en deux dimensions,
goûteux, proche de moi par les paroles et l’humanité des
personnages, et dans le même temps me faisant voyager loin grâce à
l’expérience de ces paysages, de ces lumières et de ces espaces
sans musique. La simplicité et la densité de matière de chacune
des parties qui le composent me donnent envie de prendre un
instrument et de la sculpter à mon tour, sans complexité inutile,
juste avec l’énergie intérieure de celui qui regarde ou qui
écoute.
avril / mai 2017
The passenger (vf : profession reporter) de Michelangelo Antonioni
Vidéoprojecteur
La
cancion
del lladre
de Miguel Llobet se pose magnifiquement sur la fin de ce travelling
incroyable, qui voit hors champ le “passenger” Jack Nicholson se ...... dans une bourgade d’Andalousie.
Errance,
vacuité, amour sans passé ni futur. Après avoir visionné ce film
il y a 15 jours, me reste le souvenir d’un grand espace qu’il m’a
ouvert dans la tête, et qui ne se ferme pas. Espace pour cette
pensée de l’errance, espace pour l’espace, espace pour le
silence, espace pour la guitare lorsqu’elle se pose avec discrétion
sur ce silence.
avril
/ mai 2017
La piste de Santa Fé, de Michael Curtiz
vidéoprojecteur
Une
vieille copie. Formes tremblantes, corps noirs (les noirs du Sud et
surtout, les uniformes, partout présents tout au long du film).
Rythme soutenu, sans temps mort (celui qu’on retrouve dans le Robin
des Bois du même Curtiz). Et John Brown, pasteur halluciné,
visionnaire, qui annonce la guerre civile à venir, qui va au devant
d’elle, qui l’appelle de ce regard fou sur lequel Michael Curtiz
revient régulièrement.
Il
y a les amourettes des officiers, et pendant ce temps l’Union qui
se désagrège, à force de conflits ça et là autour de la question
des droits civiques violemment amenée par Brown.
Ronald
Reagan ressemble
à David Bowie, Errol Flynn est parfois sans moustache, et Van Heflin
est le sacrifié de l’histoire, celui qui ne parvient à choisir
entre l’attrait d’une idée - la cause noire au début, la
solidarité envers l’armée à la fin - et l’appât du gain. Il
finit par se faire prendre à son propre piège, démasqué par John
Brown, qui l’assassine. Les plans sur la pendaison finale de Brown
sont aussi inquiétants et sombres que sont champêtres –
m’évoquant les peintures de Watteau - les plans du début, où les
femmes du fort se découpent derrière de grands arbres ombrageant.
Les
gros plans sur les roues de la locomotive, pour terminer ou presque,
annonce l’industrialisation galopante, avec, pour commencer, une
longue guerre civile qui décomposera, puis recomposera tout le pays.
Le mariage est une fin faussement heureuse. Hors champ, peu après
l'affichage sur l'écran “the end”, viendront - si l'on veut bien y songer - les massacres sur les champs de bataille.
avril / mai 2017
3h10 pour Yuma, de Delmer Daves
vidéoprojecteur
Lumière
de l’Ouest, écrasante. Peu d’action. Les bandits plus virtuoses
de la gâchette que les sheriffs locaux. Glenn Ford, un méchant qui
dévoile peu à peu son humanité, au fil d’un huis clos avec Van
Heflin qui se termine de façon inattendue.
L’orage
finalement éclate. Epiphanie. Pluie divine. Résolution des
tensions. Bruit du train, du ciel, cris de joie, qui succèdent aux
coups de feu dans le silence d’une bourgade où les gens n’aspirent
qu’à pouvoir faire la sieste l’après midi.
avril / mai 2017
Man without a star, de King Vidor
vidéoprojecteur
Chronique du capitalisme sauvage, qui s’installe tout au bout du Far West...Les barbelés marquent le début, pour les cow-boys, de l’idée de propriété d’une terre (chose que l’Union avait déjà fait de façon globale au niveau de l’état en massacrant les indiens). Les couleurs sont vives, Kirk Douglas est en forme et est aussi impressionnant qu’un solo de Charlie Parker - on comprend pourquoi son corps est encore vivant aujourd’hui en 2017, avec cent ans d’âge.
10 septembre 2015
Last days, de Gus Van Sant
(DVD, vu une première fois à sa sortie au cinéma de Gaillon, dans l'Eure, en 2008).
Un
paysage, une micro société, que traverse un être fantomatique
dont la substance aérienne, créative, à l’imperfection pure
(bien plus que l’héroïne probablement frelatée qu’il
s’injecte), est filmée au sens propre dans sa grande nudité,
après la mort de son enveloppe terrestre et (a)sociale. Une chanson de Clément
Jannequin, totalement décalée par rapport au contexte, surgit à cet
instant. D’un seul coup la simplicité et la joie de ce chant polyphonique a
cappella donne une incarnation néo-platonicienne,
c’est à dire idéale, de l’expression de la voix & du souffle
d’une vie multi dimensionnelle (il y a de l’humour chez
Jannequin, de la sensualité, des mathématiques, une imagination
débordante, etc). Le
corps nu de Michael Pitt/Kurt Cobain rejoint en grimpant à cette
échelle le monde dont il rêvait peut-être, et dont ses propres chansons
clamaient à qui voulait bien l’entendre l’impossibilité à le
trouver ici-bas et à pouvoir y vivre.
Au
milieu du film, Venus
in furs chanté
par Lou Reed dans le Velvet Underground est entendu en intégralité - comme une autre
représentation de la sensualité, du désir, du
raffinement. La chanson sublime littéralement la scène, où l’on
voit un homme quelque peu hagard se raccrocher à elle comme on
s’accroche à une vie meilleure et plus intense. Il en double les
paroles, pendant que dans la pièce les corps se frôlent ou se
serrent, dans une divagation un peu sordide, un peu fatiguée, un peu
droguée, un peu annihilée. C’est
cette vie que côtoie et traverse le personnage principal, à la fois
dans la beauté de l’art que Gus Van Sant met en avant dans le premier angle
de vue de ce moment - la chanson y est diffusée dans son intégralité
- et dans la trivialité et l’ennui de son quotidien qui apparaît
plus tard dans le film à partir d’un autre point de vue (la
chanson s'y fait lointaine pendant que Michael Pitt tente de se
cuisiner douloureusement des spaghettis).
La
vie de cet homme se désincarne lentement, sûrement. Il ne parle
presque plus, retourne brièvement aux plaisirs des sens (comme en
témoigne la scène saisissante où il construit via une loop
machine
un morceau instrumental - filmée de plus en plus loin, le corps
s’effaçant au profit du son, avant, peut-être par dépit de ne
pas pouvoir y trouver une once de plaisir durable, de dévaster cette
belle construction en foutant littéralement en l’air tout le
matériel).
La
pluralité des points de vue du cinéaste pour une même scène
déclinée à différents moments d’un film me rappelle celle
d’Abel Ferrara dans New
rose hotel,
vu il y a peut-être 15 ans au MK2 quai de Seine, jamais revu. Une
approche différente, sans doutes plus instinctive (et pour moi assez
ennuyeuse à l’époque). J’ai le souvenir que le personnage
principal, en faisant défiler de multiples façons le film de ces
scènes-souvenirs dans sa tête, tentait de percer un mystère,
tentait de revoir les détails de son histoire pour lutter contre la
mélancolie et la tristesse. Il
en va peut-être de même ici. Le cinéaste filme la réalité sous
différents angles. La beauté de l’expression se confronte sans
cesse à la trivialité des actions, pour amener peu à peu l’issue
fatale, à jamais incompréhensible mais au moins à travers ce film
définitivement sensible.
30
novembre 2014
A night at the opera, avec les Marx Brothers
DVD
Il faut montrer à tous les apprentis musiciens (c’est à dire nous tous) la séquence ou deux des Marx jouent du piano puis de la harpe. Ce que le corps peut faire, ce que l’imaginaire de ce corps peut réinventer à partir de ces objets culturels presque éculés, c’est sublime.
25
novembre 2014
Five easy pieces, de Bob Rafelson
DVD
Filmage de la “ligne de fuite” d’un personnage incarné par Jack Nicholson, qui ne sait pas composer autrement que par la violence ou l’excès ses relations humaines, amicales ou amoureuses. A la fin il essaie de se fuir lui même, de changer de peau (ou de retirer sa vieille peau - il fuit en laissant même son blouson). C’est une belle fin, dans une station service.
9 novembre 2014
Ceux qui m’aiment prendront le train, de Patrice Chéreau
DVD
Etrange amalgame de musiques, de dialogues, de plans, dans une narration et une construction tout de même assez classique (une forme en arche, avec transformation des tensions à la fin). Chaque chanson plaquée sur les images et les dialogues ramène un sens (les lyrics font vraiment contrepoint à l’action) et une émotion plus ou moins complémentaire (les chansons étant toutes dans le registre « émotif » - jeff buckley, beth gibbons, nina simone, the doors etc). Le tout crée une première partie (dans le train) énormément chargée en intention et en pathos, comme un mille-feuille qui n’est pas sans saveur si l’on accepte cette juxtaposition pour le moins assumée, et presque (john) cagienne dans la pluridisciplinarité excentrique qu’elle crée - la comparaison s’arrête là, le matériau (rapport au plan, au scénario, au jeu des acteurs) chez Chéreau restant tout à fait académique.
21 octobre 2014
La vie d’Adèle, d'Abdelatif Kechiche
Cinéma
Tant
de gros plans pour arriver à si peu me faire sentir. J’entendais
une critique dire quelque chose comme “Kechiche cogne et cogne à
l’entrée des corps - et ici surtout du corps de la femme - et rien
n’en ressort”. Peu de choses résonnent en effet. A trop vouloir
s’approcher du visage, le réalisateur m’étouffe, ou plutôt
m’ennuie. La distance d’un Assayas dans “Après mai” me
touche plus, avec cette attention portée à la nature, à
l’environnement dans lesquels sont les personnages, et qui les
construisent, leur offrent une perspective, une ligne de fuite pour
eux et peut-être plus encore pour le spectateur regardant.
Ici,
peu d’environnements. On sent que les personnages les traversent,
les goûtent ou les subissent, mais tout est hors champ tant
Kechiche passe son temps à scruter ses actrices. S’il y a un ciel
de feu, il est derrière le visage au premier plan des actrices. S’il
y a un arbre qui perd doucement ses feuilles, c’est qu’elles
tombent sur le corps de l’actrice.
Sans
doutes est-ce le projet. Sans doutes veut-il filmer la présence
physique, le visage de l’être aimé, le corps nu de l’être
aimé, jusqu’au trop plein, jusqu’à l’ennui, voire au dégoût.
Sans doutes veut-il
faire sentir à son spectateur à quel point la passion qui ne se
décolle pas du visage, du corps, qui ne prend pas de champ, qui ne
tourne pas son visage ailleurs que vers l’être aimé, finit
forcément par se lasser ou par lasser, s’agacer du moindre rouage
où l’huile soudain vient à manquer.
L’environnement
reprend le dessus, d’ailleurs, après la rupture du couple
principal (la classe d’école dans laquelle travaille Adèle, la
mer du Nord). Mais assez peu, finalement : c’est un environnement
peuplé encore et toujours de visages, de paroles (qui me semble d’ailleurs
parfois insuffisamment documentées - le milieu artistique décrit sonne assez faux). Le regard n’arrive pas à se
décoller du visage.
Et
peut-être est-ce ainsi que les hommes vivent. Kechiche filme alors
cela, et son cinéma n’offre pas d’issues sur ces regards, qui
finissent par dire non par colère ou par dépit. Il reste collé à
ce réel qui ne s’ouvre pas véritablement au monde, à l’altérité
(pas seulement à l’altérité des êtres, mais aussi à celle des
pierres, des feuilles...). Il témoigne de quelque chose de
désespérant et fatal dans la nature humaine - tout comme d’ailleurs
dans son prédédent film, La
Vénus Noire.
Son
cinéma, en tant que manifestation sensible de cette nature, cherche
peut-être encore l’issue vers un ailleurs - son énergie, sa
motricité en témoigne. Sans pour le moment n’éclairer aucun
chemin, si ce n’est, peut-être, à la fin du film celui de l’éducation
(nationale). Dans ces moments d’échange entre les adultes et les
enfants ou les ados, brillent quelques lueurs, parfois, parfois.
Et
pourtant...si la société qui émerge de cette "Education nationale" est celle que le film dépeint - clivée, à
œillères -, il y a beaucoup de choses à travailler encore... Et les gros plans
de Kechiche, en étant plus qu’une alternative au vide, s’en
remettent à la vie du corps, comme ultime espoir, vérité
peut-être. Le désir de filmer cela est beau, mais son cinéma, si
volontariste, si démonstratif, si millimétré dans son envie de
montrer la sauvagerie du monde, pour moi pour l'instant l’est
moins.
19 octobre 2013
Badlands, de Terence Malick
DVD
Malick,
malgré la distance que la voix off met entre moi et ses images,
malgré le côté excessivement poseur, romanesque de ses personnages
(Sissy Spassek, Martin Sheen), m’achemine peu à peu vers l’intime
compréhension du psychopathe principal. Celui-ci se noie au fil du
film dans l’irréalité que procure peut-être la plongée trop
solitaire dans les éléments naturels, dans le confort trompeur et
possiblement régressif d’une Mère Nature (le baron perché de
Calvino, Walden n’en sont peut-être pas les exemples
emblématiques, ils n’ont pas le même passif, mais il y a de ça
tout de même). Ses phases de réveil, forcées par l’intrusion du
monde des hommes (monde du travail, monde de la famille, monde de la
vénalité, de la mesquinerie etc), créent un écart dans lequel sa
folie vient exploser, manifestée par la volubilité de sa gâchette.
Au fur et à mesure de ses crimes, son tempérament s’adoucit. La
terre - et peut-être, peu à peu, le monde animal des humains - lui
apparaissent peut-être finalement trop beaux pour être si
rapidement quittés, même si c’est moins la volonté que la
mélancolie qui peu à peu domine.
Le
spectateur que je suis emprunte un peu le même raisonnement sensible
vis à vis du film. Un peu distant dans son premier tiers, je ne veux
finalement plus le quitter, comme si sa beauté réussissait
finalement à m’ensorceler. L’acmé de sensation vient au moment
où les "Morceaux en forme de poire" de Satie (orchestrés) se mêlent
aux images du désert dans lequel le futur électrocuté dérive, de
plus en plus poire, de moins en moins humain désirant et désiré -
sa compagne, toujours plus absente, toujours plus distante, s’apprête
d’ailleurs à le quitter.
11/06/2012
Le
marchand des quatre saisons
& Die bitteren Tränen der Petra von Kant, de Rainer Werner Fassbinder
Télévision sur Internet
Bad lieutenant, d'Abel Ferrara
Cinéma
Musicalité
des voix de ces films. Le personnage principal du premier commence en
chantant sa phrase d’amorce commerciale, “frische
Birnen”.
Le plan est long, qui montre son visage tendu vers les fenêtres des
étages, à l’intérieur d’une cour d’immeubles. Il psalmodie
cette phrase, les yeux vers le haut, comme une incantation adressée
à l’au-delà.
Le
simple au-delà des murs peut-être simplement ici, mais c’est bien
de cet au-delà que peut venir son salut d’homme reconverti dans ce
commerce par un malheureux coup du sort, et qui semble apporter le
plus grand soin à trouver un écho dans la réponse professionnelle
qu’il a fait à ce malheur (viré de la police pour avoir fricoté
avec une présumée prostituée en plein service). Longtemps l’appel
est sans réponse. Fassbinder prend le temps de filmer cette
solitude. Il y a dans celle-ci déjà la condition de sa chute. Et
puis cette femme - qui se révèle rapidement être sa femme - qui
d’une façon assez étrange l’aguiche avec son porte jarretelle,
dans un coin de la cour.
La
posture sociale, professionnelle, tendue par le désir de la
réussite, et l’appel du désir sexuel. Appel d’en haut
(puisqu’une femme finit par lui demander de monter quelques prunes
- et on comprend dans leur dialogue au pas de la porte qu’elle est
une amante de cet homme), d’en bas (appel de sa femme, qui sait
qu’il faut éveiller fortement ce désir chez lui pour qu’il
bascule plutôt vers elle que vers une ou des amantes). La
scène montre une géographie triangulaire. Une femme en haut, une
femme en bas, lui dans un coin de ce triangle, avec sa charrette. Des
va et vient entre ces deux pôles. Et une charrette remplie de fruits
à vendre. Avec lui, trois pôles qui doivent s’organiser par
rapport à un passé intimement douloureux (qui ne nous est montré
par bribes très éparses au long du film).
La
psychologie précise du personnage est difficile à cerner, mais son
état général de plus en plus dépressif est évident. Il s’épuise.
Et sans qu’énormément de choses nous soient expliquées, il est
possible de sentir à quel point ce triangle de départ repose sur
des bases incertaines, dont le moindre effritement fragilise
démesurément l’homme. Tendu vers les hauts des immeubles, tendu
vers l’appel très appuyé de sa femme. Si tendu qu’il en perd
son propre centre. Le film raconte alors sa chute.
Et
puis, Petra
von Kant.
Les paroles pour conjurer l’angoisse. L’intérieur d’un
appartement-cocon, comme une protection, ou une illusion de
puissance. L’aspect concret des mannequins, des étoffes, des
habits, se heurte à la sensualité des êtres humains. Sensualité
traversée par le monde, et qui traverse les murs, et qui se déploie
par delà le désir de Petra. Hanna Shygulla passe d’une présence
dévorante à un état de spectre pour Petra. Le choc est si brutal
qu’elle ne peut qu’aller vers la mort ou la transfiguration de sa
pensée, de ses paroles. C’est vers cela qu’elle chemine vers la
toute fin du film.
Trajectoire
finalement assez semblable à celle d’Harvey Keitel dans Bad
lieutenant
- le contexte religieux en moins pour elle. Ferrara filme la mort du
lieutenant, comme un aboutissement logique à la trajectoire
christique. Petra sera-t-elle épargnée
par cela, on ne sait pas.
02/01/2012
A lonely place, de Nicholas Ray
(Télévision sur internet)
Le
couteau cambré avec lequel Bogart coupe un pamplemousse pour sa
femme apeurée est l’objet dans lequel tout son personnage se
résume : un homme toujours sur la brèche, plein de pulsions
violentes potentiellement mortelles, contrebalancées par des
sursauts finals, ou par d’heureux hasards qui le retiennent à
chaque fois du crime - un homme qui fondamentalement ne veut surtout
pas tuer (a ce stade du film, le spectateur, à la différence de la
femme aimée, sait cela - du moins celui que j’étais l’a vécu
ainsi).
"Bogart-le-couteau-cambré",
en somme. Il pourrait pointer droit, percer, trucider, mais au
dernier moment il bifurque et finit par juste déchirer et donner à
manger. L’acidité du fruit qu’il offre finit par l’isoler de ses
congénères. Le couteau cambré, celui qu’on ne sait jamais trop
où ranger. Après
“don’t
bogart that joint”
(Easy
Rider),
on pourrait suggérer “bogart
that knife, friend”
à son meilleur ennemi.
24/08/2011
Melancholia, de Lars von Trier
Cinéma
Il y avait Ludwig ou le crépuscule des dieux (Visconti) pour découvrir par le sensible le contexte wagnérien social et historique. Il y aujourd’hui Melancholia pour réentendre le prélude de Tristan invoqué par un cinéaste aussi wagnérien qu'anti wagnérien (inside Lars von triers, dans ce film et dans sa carrière : une caméra qui semble improviser et trembloter vs une construction et une mise en scène des personnages implacables, des sujets familiaux vs la fin du monde, une parole très intime, à l’allure improvisée vs une musique Deutsche Gramophon, l'outrance vs la morale etc etc).
20/08/2010
The Ghost writer, de Roman Polanski
Cinéma
Kill, de Romain Gary
DVD
Vu
le Polanski deux jours de suite, au cinéma. Un art du montage et de
la direction d'acteurs très envoûtant, aussi bien huilé et luxueux
que les BMW du film. Aucun détail ne semble laissé au hasard, le
son environnant, les voix, les décors, les lumières, les
caractères, j'accepte toute cette somme d'artifice avec jubilation.
La musique d'Alexandre Desplat (que je ne connaissais pas) est un
écrin idéal, qui accompagne les scènes d'une façon très
raffinée, avec un art de l'éclipse & de la sourdine que j'ai
rarement perçu dans ce genre de cinéma contemporain « classique »
(très narratif, avec une intrigue, un rythme allegro
ma non troppo
etc). Il y a dans l'enchaînement des plans quelque chose
d'extrêmement doux, comme si les champs contre champs étaient fait
avec l'équivalent visuel d'une sourdine sur la caméra. Les plans
sont très précis, privilégiant la vie de la scène plutôt que
substituant à la scène une vie de film par le travelling. En ce
sens, c'est l'inverse de Kubrick, qui dans Shining
fait de sa caméra un personnage souvent à part entière (surtout
dans la première partie, lorsque le surnaturel est pressenti mais
non tout à fait dévoilé).
Quoique
non, ce n'est pas l'inverse, c'est la même chose : ce sont deux
cinéastes qui sont conscients de leurs choix. Parce que Kubrick,
même avec une utilisation beaucoup plus ostensible de la caméra,
arrive également à ne pas l'exclure du film, en en faisant un
personnage à part entière – cette présence terrifiante – dans
l'hôtel.
Si
« personnage-caméra » il y a chez Polanski, c'est un
personnage beaucoup moins intrusif que dans Shining. Un regard qui se
pose, sans chercher à montrer ou à démontrer. Lorsque le ghost
writer arrive près de la plage où le noyé s'est échoué, il n'y aucun
signe qui vient renforcer le plan. Celui-ci n'est pas très long, il
n'y a pas de musique sur-signifiante, et l'attention est détournée
par les deux personnages qui l'arpentent à ce moment. Pourtant, le
spectateur sait (ou est en mesure de savoir) que là mourut le
premier ghost writer. A chacun alors d'avoir envie ou
non de méditer sur ce lieu de mort. Car le plan peut s'apprécier
aussi pour lui même. Il est beau et cette mer « toujours
recommencée » (Valéry) fait du bien à voir et à entendre.
Cette
liberté laissée au spectateur est douce. Ce n'est sans doutes pas
si simple d'en laisser pour le metteur en scène – mais dans tout
art, c'est sans doutes la chose la plus essentielle et la plus
difficile, qui permet à l'objet de vivre et d'être ressenti de
façon multiple, et d'enrichir le monde par des interprétations &
des regards légèrement différents & peut-être
contradictoires.
Même
le dernier plan, sublime, avec la mort hors-champ du ghost
writer et
toutes ces feuilles qui s'envolent, malgré le caractère définitif
de l'accident, garde une part d'ouverture possible sur de la vie
encore. Le fait, peut-être, d’une mort maintenue quasiment
hors-champ, et d'un plan dont le contenu se transforme en permanence
grâce au vol aléatoire des feuilles du manuscrit. C'est à la fois
désespérant et transcendantal
: la vérité se disloque avec ces feuilles qui s'éparpillent, mais
en même temps se diffuse dans l'espace public, n'est plus confinée
dans le paquet que gardait avec attention l'équipe du politique.
Alors,
même si personne ne retrace le puzzle, elle se sera offerte au
monde, un peu, et qui sait, reste peut-être un infime espoir pour
que quelqu'un s'en saisisse encore et dénonce ses machinations
morbides (libre à chacun d’y croire ou pas).
Amusant
de voir, quelques heures après, Kill,
de Romain Gary – le sujet assez policier et rocambolesque n'est
finalement pas si éloigné du terrain que je viens de quitter
précédemment, mais la béance entre les deux traitements me donne
envie de rester sur le rivage de Polanski. Et me fait penser à quel
point la direction d'acteur et le montage sont essenties pour la
crédibilité de tels scénario. Ni James Mason, ni Jean Seberg, ni
le blues de Memphis Slim, ni la volonté érotique de certaines
scènes - très ennuyeuses - ne peuvent être sauvées du naufrage.
18/08/2010
Madame Bovary, de Vincente Minnelli
Cinéma
Shining, de Stanley Kubrick
DVD
La
scène du bal dans le Minnelli donne le souffle par lequel va
s'infiltrer lentement mais sûrement la démesure & la folie,
chez Emma Bovary. La caméra placée en hauteur filme la salle de bal
tout d'abord d'une façon rassurante, car ferme l'espace & crée
un contenant où le spectateur peut se
délecter
à loisir des chorégraphies tourbillonnantes. Puis le tourbillon
adopte le point plus subjectif, et déjà victime, d'une Emma
n'arrivant plus à suivre sans frôler l'évanouissement –
évanouissement qui annonce déjà sa mort par lent empoisonnement.
Alors
la rondeur des danses & le caractère enveloppant de la caméra
se font remplacer - brutalement - par les bris violents et
surprenants des carreaux (moment fidèle à la scène décrite par
Flaubert), filmés frontalement ou en légère contre-plongées.
Brusquement entre l'air, qui perce le cocon chaleureux de la salle de
bal, impose l'extérieur d'une façon très abrupte.
Le
regard d'Emma porté au miroir de la salle, dans lequel elle se voit
en tenue de soirée et convoitée par les danseurs, est à double
tranchant : il l'extasie mais il perce là encore le cocon du lieu. A
celui-ci est donné une profondeur artificielle, dans laquelle la
raison se perd.
Pour
le moment, le reflet d'Emma Bovary l'enivre, mais l'effet pervers est
qu'il le met à distance d'elle même - de son propre corps, de ses
sensations les plus fines. Ce qui l'absorbe est à nouveau le rêve
dans lequel sa raison s'abîme. Plus tard dans le film, il suffira
d'une fêlure à un autre miroir et d'un reflet moins irréel
(qu'est-ce que la scène du bal sinon une intrusion dans un monde
littéralement extraordinaire pour elle ?), pour que ce qu'il
renvoie ne soit plus que la béance dans le mur créé par son
effet...n'apparaît plus alors que le vertige d'une vie affolée.
Autre
miroir autre folie que celui de Jack (Nicholson) dans Shining.
Lors de son apparition, filmée lors de la première scène de
solitude familiale (« one month later »), le spectateur
prend peu à peu conscience que celui qu'il voit n'est en fait qu'un
reflet de l'acteur. Tout le dialogue avec sa femme qui s'ensuit est
filmé ainsi - aucun des deux n'apparait dans son corps
tri-dimensionnel. Le cinéaste prend bien soin de montrer l'effet.
Effet troublant, qui maintient un léger espace « non miroité »
dans le plan fixe cadrant la discussion. Le corps est déjà comme
perverti par un regard qui « mentalise » les personnages
- celui du cinéaste, du spectateur, et surtout de l'esprit fou qui
se substitue lentement mais sûrement à la conscience de Jack. C'est
un effet qui donne à son film sa terreur. Qui ouvre l'espace d'une
façon subie – oppressante, littéralement.
La
caméra, très souvent s'emploie ainsi à être à la fois
spectatrice de la folie, mais aussi créatrice de celle-ci,
menaçante. Le spectateur est mis par le cinéaste à la fois dans la
position du voyeur et dans celle du manipulateur, dans ce qui crée
la folie de Jack ou la terreur de Danny. Elle rend le spectateur soit
terrifiant (et terrifié d'être terrifiant), soit terrifié.
Ainsi,
lorsque Danny voit les jumelles pour la première fois, la caméra
l'accompagne d'abord quand il va chercher les fléchettes, dans un
angle de vue proche de celui que pourrait avoir les jumelles. Puis le
plan qui s'élargit de son regard figé de peur est là encore celui
que pourrait avoir ce guide fantomatique légèrement décalé par
rapport aux jumelles. Je vois d'ailleurs souvent ce petit décalage
entre l'élément effrayant et la façon dont son effet sur les
acteurs est filmé, comme une présence invisible. Ce côté
insaisissable du regard de la caméra (contrairement à d'autres
films de terreur où la caméra emploie plus directement le regard
d'un être incarné physiquement), est ce qui me semble créer
l'angoisse.
La
caméra de Kubrick a aussi dans ce film une qualité de miroir.
Lorsque, dans quelques plans saisissants, le regard de Nicholson est
filmé dans un léger travelling avant ou arrière, cela donne
l'effet de quelqu'un qui observe lui-même la montée de sa folie -
comme si l'acteur voyait son reflet dans l'œil de la caméra. Celle-ci génère alors elle-même le vertige de l'acteur, le fait
avancer un pas de plus vers la folie, comme les miroirs dans Madame
Bovary. Il ne regarde plus un espace fini devant lui, mais un reflet
qui a ce double mouvement, qui déchire le sens : fixation et
aplanissement de ses propriétés physiques dans un moment où
l'espace est déréalisé par le reflet. C'est à dire : fixation
d'un moment irréel. Si le regard posé est celui d'une certaine
folie, la folie s'alimente et se renforce. Le narcissisme d'un acteur
comme Nicholson semblant à un stade déjà bien avancé (il en fait
des tonnes dès le début du film), une telle mise en scène achève
de le rendre impressionnant
de folie hallucinée (et cocaïnée, en coulisse...dommage que cela
se voit un peu trop...).
Août 2010
La religieuse, de Jacques Rivette
Cinéma
Titanic, de James Cameron
DVD
Chaque
plan de Rivette est une jubilation. L'endroit où il pose la caméra
pense goûte et pense l'espace, nous fait goûter et penser l'espace.
Lui donne de la profondeur. Pour la première fois aujourd'hui, en
voyant cette vieille copie au cinéma, j'ai perçu à quel point
cette histoire d'illusion de réel offert par la 3D est un argument
vain (je ne remets pas en cause l'intérêt éventuel de la 3D – je
ne connais pas – mais simplement cet argument), en tout cas face à
l'art du cinématographe. Combien la matérialité de ces espaces
clos du couvent, tant dans leur structure (briques, tomettes,
pierres), que dans leur profondeur, leur géométrie, apparaît dans
le Rivette ! Non par simple magie du cinéma, mais par le fait que le
regard du réalisateur est sensible et pensant, qu'il n'oublie pas de
questionner ce qu'il filme – tant la qualité de matière des lieux
que la qualité de pensée, de psyché, de peau et de regard de ses
actrices et de ses acteurs. Parce qu'il considère l'ensemble (un
personnage construit par son environnement, et non pas un acteur posé
dans un décor), il communique des données au spectateur qui rendent
le film d'une densité extrême, et littéralement présente l'impasse
mentale dans laquelle se retrouve peu à peu plongée cette
religieuse, qui à force de passer son temps à rechercher la
réalité dont elle rêve n'a pas le temps de réellement éprouver
et penser celle qu'elle vit. Dans chaque situation son corps est
dissocié de sa pensée, de son rêve. Cette fuite en avant du
mental, si elle lui donne la force de transformer son réel, manque
d'appuis et de ressentis du corps – celui-ci n'a le temps de vivre
sereinement aucune de ses situations. Il ne peut que vivre
mal-aisément, de plus en plus.
A
côté, le Cameron (nouvelle revoyure, c'est la force des films peu
denses de pouvoir être revus dans des moments de relative
indisposition physique et intellectuelle – comme un lavage de
cerveau avant reprise des activités) manque singulièrement de
plasticité. L'usage
presque incessant des travelings rend difficile la captation des
espaces, de leur qualité. Dans certains moments, c'est un parti pris
intéressant car il permet d'épouser la perception subjective d'une
masse grouillante, en mouvement permanent. Mais même une personne en
mouvement dans cette masse a des moments de repos, peut se mettre à
l'extérieur de ce mouvement. Et mieux le capter alors, mieux le
ressentir. La caméra peut être cet œil là, aussi. Même s'il n'y
a pas forcément une situation supérieure à l'autre, le mouvement
permanent fait que le décor (une fois compris qu'il serait à la
hauteur des moyens mis en œuvre pour la reconstitution, et qu'en
tant que décor il est très impressionnant) devient assez
régulièrement une toile de fond, avec des acteurs devant. Cela me
semble particulièrement vrai pour les scènes en extérieur d'avant
la catastrophe (c'est lié aussi sans doutes aussi à un éclairage
bien artificiel) : le pont, point de rencontre des différents mondes
en présence, me semble peu incarné – mais enfin peut-être est-ce
moi qui était mal luné.
Par
conséquent je me rabat sur les personnages. Une galerie de portraits
qui réussit à chaque fois quand même à me captiver – leurs
caractères peuvent sembler être tracés grossièrement, mais je
veux bien croire que de telles situations humaines
« catastrophiques » puissent polariser plus encore chacun
d’entre eux.
11/08/2010
Starship troopers, de Paul Verhoeven
DVD
Un film qui me parait montrer, l'air de rien, à quel haut point - et quel que soit ses degrés d'évolution - l’homme ne pourra jamais vaincre la mort & les catastrophes & les monstruosités de la nature. Il a cette vocation de toujours construire des systèmes qui, même hyper opérationnels, génèrent leurs contre systèmes (humain, ou naturels). Les conflits qui en résultent font à chaque fois ressortir les caractères les moins inventifs de la race humaine (ordre, amitié virile, insensibilité généralisée, etc), soi-disant nécessaire à sa survie. Disons que le film d'anticipation ou de SF qui postulera autre chose reste à faire.
28/08/2004
Opening night, de John Cassavetes
Cinéma en plein air, La Villette, Paris
L'image arrêtée du visage de Gena Rowlands, sur lequel défile le
générique final, me bouleverse. Dans ce mouvement suspendu il y a la vie qui se projette hors de l’art, de
l’artifice, et qui m’atteint en plein cœur. Ce mouvement de
l’actrice qui a pris le risque d’injecter la vie, sa vie dans la
pièce de théâtre morne qu’elle devait jouer, et qui se crame
comme cela, et qui vibre de tout son corps, de toute son âme. La
grande scène finale est comme une sorte d’épiphanie, où toute
les tensions s’exacerbent pour faire jaillir une émotion
ravageuse, qui tue la mort.
Déclic
bouleversant lorsque Cassavetes vient au secours de Rowlands, de
l’art, du public, lorsqu’il se met à improviser le texte de son
personnage, et qu’il prend le risque d'enlever le filet des
mouvements et des mots officiels. Film sur des êtres humains qui
font la nique à la décrépitude et à la mort, en immergeant leur
corps, leur vie dans l’art. La pellicule, la musique, discrète
mais qui parfois surgit comme une lame de fond pour faire culminer au
plus haut quelques pics émotionnels (comme le générique final bien
sûr), les cadrages et l’éclairage des visages, tout contribue à
faire de ce film un témoignage bouleversant de ses acteurs, d’une
bande d’amis unis à la vie à la mort.
24/03/04
Chemins de traverse, de Manuel Poirier
Cinéma Les 400 coups, Angers
C’est
une histoire que le spectateur construit pendant qu’elle semble se
déliter. Au fur et à mesure que Sergi Lopez commence à tout
perdre (les filles, l’argent, la liberté...), le spectateur
comble les blancs de son histoire, comprend peu à peu son passé.
Cette compréhension est vécue à travers les investigations de son
fils. L’histoire mène Sergi Lopez dans une sorte d’impasse
physique et existentielle, tandis que pour le fils et pour nous
spectateur s’ouvrent les chemins de l’émotion et de l’empathie
pour ce personnage.
Le
fils se remplit du passé et du présent de son père, découvre peu
à peu sa complexité. Du silence et de la négativité qu’il
semblait manifester pour lui, il finit par le comprendre et l’aimer,
en le lui témoignant. Le fils devient le père, celui qui réconforte
et protège. Le père devient le fils, celui qui accepte et est
réchauffé par cet amour exprimé. Pour l’un, c’est le passage à
l’age adulte. Pour l’autre aussi. Car les rôles échangés
finissent par les invalider. Ne restent plus que de l’amour (ou au
moins : de l'empathie), et une envie de ne pas laisser fuir les
moments où l’on peut se parler et tout se dire ou presque.
02/11/2003
Elephant, de Gus Van Sant
Cinéma MK2 quai de Seine, Paris
D’abord
je sors de là un peu indécis, vaguement choqué par certains parti
pris du réalisateur. Celui-ci nous fait suivre le parcours de
certain(e)s adolescent(e)s, d’une manière plus ou moins poussée –
mais de toute façon très limitée, puisque ce « parcours »
est circonscrit aux quelques heures qu’ils passent au lycée le
jour du massacre. Il adopte un découpage subtil, ludique, avec
divers procédés : insérer une scène, un bloc de temps entre deux
plans appartenant à une autre scène qu’on imagine plus ou moins
simultanée, mais qui ne l’est pas forcément et qui ne s’inscrit
pas dans la même durée. D’autre part, certaines scènes fortes de
cette dernière matinée sont filmées à différentes reprises, pour
tour à tour mettre en valeur chacun des personnages. Cela provoque
naturellement des retours en arrière, un temps circulaire et une
mise en scène qui peu à peu épaissit la dramaturgie du film. Moins
parce qu’on se demande quels sont les points de vue, les angles de
vision des futurs meurtriers, que du fait de la variété de
possibles cinématographiques qui finit par troubler cette réalité,
brouiller ses repères - ce qui pourrait conduire à la folie si nous
n’avions pas des clés, intellectuellement et culturellement
parlant pour nous y retrouver (et on peut bien ici parler de culture
de spectateur potentiellement partagée, dans la mesure où Gus Van
Sant reprend des procédés déjà utilisés entre autre par Kubrick,
Rivette, Altman, Lynch ou Ferrara).
Non pas qu’un
spectateur n’ayant pas cette culture ne serait pas apte à
comprendre ce procédé, mais en en percevant plus immédiatement
l’aspect presque déjà « classique » - c’est-à-dire
déjà relativement codifié - on arrive mieux sans doutes à voir
ces moments, sans le stress de la compréhesion ou de
l'incompréhension. Le dosage nécessaire entre nouveauté, surprise,
et terrain plus connu est ici assez équilibré, dans la mesure où
ces procédés de montage sont mis au service d’un récit qui n’a
pas, a priori, de logique dramatique. Il y la vie d’un lycée, puis
un massacre. Ces deux temps n’ont qu’une corrélation ténue,
simplement portée par deux individus. Rien ne peut être scénarisé,
expliqué, démontré. Le seul contenu pourrait d’ailleurs être,
pendant la première heure du film, celui d’un documentaire sur la
vie d’un lycée middle
class aux
Etats Unis, si la mise en scène et le découpage n’insufflaient
pas cette tension nécessaire pour accrocher le spectateur, et lui
signifier que quelque chose ne tourne pas complètement rond quand
même. On peut trouver l’idée de vouloir dramatiser le parcours de
ces ados (filmer longuement leur déplacement de dos, etc.) un peu
limite, surtout s’agissant de retracer une histoire qui s’est
inscrite (et qui pourrait s’inscrire encore) dans le réel – cf
l'indécence de la scène des douches dans La
liste de Schindler.
Sauf que, contrairement à Spielberg, GVS utilise cette manière de
filmer d’un bout à l’autre du film, pour insuffler à la fois un
tempo lent et une certaine tension. Ce n’est pas un effet :
c’est son langage cinématographique qu'il pose d'emblée.
Cela
crée moins du suspens qu’une certaine mélancolie, un hommage
poétique aux parcours physiques (les différentes manières dont ces
jeunes arpentent les couloirs), ou bien mentaux (plan fixes sur des
regards) des adolescents. Le retour cyclique de différents
espaces-temps finit également par donner une idée géographique de
l’endroit et de la manière dont, par les conséquences du hasard,
tel ou tel va se retrouver victime ou rescapé du massacre final. De
la même manière, les tueurs se réjouissent par avance de l’aspect
aléatoire du carnage tout en imaginant un parcours précis dans
cette géographie du lycée. GVS capte le temps et les être, leur
donne une voix, une image, sans aucun travail d’explication, sans
aucun effet « psychologisant » - d’où l’aspect
peut-être un peu déroutant du film, d’où sa force également.
Car en ne donnant aucune explication, GVS se met dans la même
situation que les ados tueurs. Eux tuent sans raisons expliquées ?
Lui montre cette tuerie sans explications. Ce qui évite la
caricature, et qui nous rappelle aussi qu’entre la vie et la
barbarie, entre l’art et la barbarie, il n’y a qu’une déroute.
Qu’entre Hitler et Beethoven, qu’entre la lettre
à Elise (joué
par un des tueurs au cours du film)
et
le massacre de Columbine, il n’y a peut-être qu’une déroute, un
chemin tragique pris par quelques cerveaux perdus, capable de tracer
le plus funeste des itinéraires collectifs.
Ce
film raconte cela sans discours, grâce justement à cette
utilisation de la musique. La musique, l’art peut donner de la
grâce à la vie – voir la scène sur le terrain de foot, portée
par Beethoven. Mais l’art peut être aussi réduit à néant pour
peu qu’on ne parvienne pas à le rendre sensible, à
l’extérioriser, à le partager. Le doigt d’honneur fait à la
partition avant le carnage pourrait symboliser ce manque : ce
n’est pas en travaillant du Beethoven, en s’approchant
physiquement, via
une partition, d’une pensée et d’une sensibilité
extraordinaire, que l’on va forcément pouvoir en percevoir la
force de vie – force de vie qui réside dans la création, toujours
renouvellée, toujours renouvelable. Car même si en tuant les ados
créent quelque chose - de la mort en pagaille – ils ne
peuvent en jouir qu’un court instant. Une mort absolue pour les
victimes, mais juste une petite mort pour eux ; un pauvre
orgasme, sans l’amour qui permet le renouvellement du même, dans
le plaisir de la variation.
Car
lorsqu’il n’y a plus de victime, il n’y a plus rien – et
cela, GVS le montre très bien en filmant les meurtriers vaguement
ennuyés une fois tout le monde mort. Mais toujours enfants, un
peu... joie et ennui de l’enfance, mais d’une enfance
vrillée, explosée en vol, sans repères sensibles…“am stram
gram...”. Le fait de ne pas filmer la mort des initiateurs du
carnage, à la fin du film, pour moi ramène celui-ci vers la vie.
GVS n’est pas désespéré : il ne joue pas le rôle du juge
qui condamne à la peine capitale, ou du voyeur qui s'en délecte. Il
ne filme pas les suicides des deux adolescents. Comme nous tous il
n’est pas si loin, par définition de l'humanité, de ces ados
tueurs, et ne voit rien d'une résolution en leur mort. Contrairement
à eux – et même si de telles disconnexions entre des individus et
le monde ne peuvent être aussi simplement explicable - lui a dû
faire des rencontres qui lui auront permises de mettre en forme son
regard, sa vision du monde, et littéralement de pouvoir en vivre. Ce
qui, à défaut de pouvoir mettre tout déraillement mental à
l’abri, peut néanmoins aider face à la tentation des armes à
feu, en nourrissant l’ennui naturel et nécessaire de l’enfance
peu à peu par la passion de l’expresssion. Une expression au long
cours, loin, très loin de la fugacité d’un événement létal.
02/10/2003
Alila, d'Amos Gitaï
Cinéma MK2 quai de Seine, Paris
C’est
un Mean
Streets
israélien (Tel-avivien, plutôt), avec ce même pouvoir saoûlant
(voire soporifique) du fait de la profusion des paroles, de
l’hystérie des personnages, du serrage quasi constant des cadres
et de la récurrence de certains d’entre eux, jusqu’à un
étouffement de circonstance (le complexe porte/couloir de
l’habitation principale en particulier). Avec également une femme
magnétique, qui jouit très fort dans la première moitié du film
et devient à la fin un roseau frémissant et solitaire sous la
pluie. Elle est debout immobile, avance délicatement sa tête, ouvre
la bouche ferme les yeux, goûte les gouttes. Raz-de-marée
d’émotion, d’un seul coup, tout à fait calculé par le cinéaste
puisqu’il diffuse, par dessus le crépitement de l’eau, un trio
de Schubert forcément terrible.
C’est
calculé mais peu importe, car de l'autre côté de l'écran je ne
l'attendais pas, ce moment. C’est la fin du film, et c’est la
première musique extérieure à celui-ci, plaqué sur ce
plan-séquence. Il la ramène de très loin cette scène, et elle
emmène alors très loin l’imaginaire. Très lointain de la vie
dans ces bicoques urbaines et israéliennes l’univers de Schubert
l’allemand du XIXe – et ce n’est sans doute pas sans volonté
de réconciliation que Gitai invente ce passage. Juste avant cela il
y a cette femme-flic, qui se lance, toujours sous les cordes (de
pluie), dans un chorus halluciné qui la voit déverser d’une voix
éraillée, insupportable, qui n’en peux plus de chercher des
griefs, toute sa rancœur envers les autres, et qui est comme une
sorte de figure extrêmement tragique - mélange de bonté et de
méchanceté - de l’humanité. Il y a également ce générique
particulier, qui donne un aspect convivial au moment que l’on passe
à voir ce film : le cinéaste présente en voix-off les noms
des techniciens et des acteurs, se présente lui-meme, et conclut en
souhaitant une bonne projection au spectateur. Manière aussi de
« délocaliser » son projet, d’assumer justement son
aspect d’histoire (de quelques personnages, de quelques lieux), qui
témoigne, comme toute les histoires qui partent d’un vécu, de
quelques aspects/sensations universels, donc – en toute logique –
intéressants pour les humains que nous sommes.
11/05/03
La nuit du chasseur, de Charles Laughton
Cinéma le République, Paris
Il
faudrait comparer les films qui jouent sur la circularité d’une
histoire et étudier de plus près ce procédé. Bien utilisé, il
permet de leur donner une évidence formelle très proche du procédé
du « film en miroir » cassé en son milieu (comme Vertigo
ou Mullholand
drive),
et ce quel que soit le niveau de possible compréhension. Si le
« Dick
Laurent is dead »
de Lost
Highway
ouvre et clôture le film d’une façon quelque peu sibylline, ce
n’est pas bien grave, car il y a le fort plaisir du cinéma :
la phrase une première fois désincarnée est à la fin identifiée.
Le jeu trouve une conclusion, ouverte. A l’interphone plongé dans
la pénombre d’un appartement au début du film répond, à sa fin,
une lumière solaire qui fait éclater la blancheur de l’extérieur
de ce même appartement. Jeu binaire de contraste unifié par
l’élément commun de la phrase, et distordu par une folie
susceptible de contaminer le spectateur - parce que l’homme, des
deux cotés du film, des deux cotés de la porte, est physiquement le
même.
Mis à part ces éléments de contrastes ou de distorsion mentale, il
y a un phénomène d’amplification sonore : les sirènes de
police qu’on entend très furtivement à travers l’interphone au
début sont ramenées au premier plan de la bande sonore lorsque le
film se conclut.
Ces
parallèles ne sont pas sans analogies avec les deux scènes nodales
de La
nuit du chasseur.
Le début : le père véritable de John (chemise blanche) se
fait capturer par les policiers dans son jardin, sous les yeux de ses
deux enfants. La fin : le prédicateur psychopathe (costume
noir) sort de la grange et se fait capturer à son tour par les
policiers
sous
les yeux de ces deux mêmes enfants. L’élément commun : la
situation, la traque, les flics et le son des sirènes hurlantes hors
champ. L’élément réversible : l’homme traqué,
personnifié par ses deux pôles extrêmes : le hors-la-loi type
Robin des Bois, qui voudrait nourrir la veuve et l’orphelin, et le
truand cynique et dérangé qui assassinerait la terre entière pour
une part du magot.
Un
élément distord la perception et contribue à rendre magique la
mécanique du cercle qui se referme : le comportement de
l’enfant. Celui-ci à la fin du film est peut-être un peu comme
nous spectateurs à la fin du film de Lynch. Sa perception des êtres
et des choses se brouille. L’élément distordu, dans Lost
Highway issu
de l’image filmée pour conduire au mental du spectateur qui seul
voit la scène des deux côtés de la porte d'entrée de
l'appartement, passe dans la
nuit du chasseur
par l'expérience vécue d'un des personnages du film - ce jeune
garçon qui déraisonne lorsqu'une expérience similaire et
différente à la fois se superpose à la première. Le comportement
qui découle de ce traumatisme agit alors comme une catharsis pour
l’enfant John (dénouement qui n'est que le début d'autre chose
probablement), et en tout cas pour nous spectateur qui voyons
s'achever une forme cinématographique assez parfaite, comme peut
l'être celle de Vertigo
ou
Mullholand
Drive.
Le
film me semble mettre en lumière, dans une perception issue de celle
de l'enfant John, toute la folie de l’existence, qui ne cesse de
voir l’histoire se répéter sous différentes formes. L’être
vivant placé dans une situation extrême, comme le petit garçon du
film, peut un moment en perdre sa lucidité. Les frontières entre la
entre la raison et la folie montrent alors toute leur porosité.
Si
dans Lost
Highway
Lynch filme cette porosité d’une manière très ostensible
(surtout dans sa deuxième partie), Laughton et son scénariste James
Agee opèrent de façon plus voilée, opérant par contraste avec
cette bipolarité très marquée où le Bien et le Mal (L.O.V.E /
H.A.T.E tatoués sur les doigts de Mitchum) s’affrontent
ironiquement.
01/05/2003
Dolls, de Takeshi Kitano
Cinéma MK2 quai de Seine, Paris
Film qui se déroule comme un ruban sinueux revenant parfois vers son origine. Des plans fixes comme autant de peintures (ou de photos, ou de vignettes) qui font respirer sereinement le film, qui lui donnent une sorte d’existence qui n’est pas lié à une tragédie linéaire. On sort de la salle de cinéma, et la plupart des personnages sont morts, mais pas la lune. La lune qui se montre totalement gratuitement dans le film est là, dehors également. Cela donne une sorte de présence éternelle à cette histoire, on a l’impression non seulement d’avoir suivi l’existence de quelques personnes, mais aussi d’avoir mieux senti à quel point toute cette vie s’inscrit dans des phénomènes plus grand que nous – en longévité, en taille, en puissance phénoménologique – qui nous embrassent, nous bercent, nous réchauffent. Et nous même nous sommes maillons de cette chaîne où se love l’existence des choses. Nous créons les poupées du bunraku pour qu’elles nous reflète jusqu’à pouvoir se jouer de nous, avoir une existence propre qui met d’autres aspects de la vie en lumière. Nous sommes parfois plus grands que la lune, et parfois les marionnettes sont plus grandes que nous. Il y a des interactions permanentes entre le passé et le présent, le pressentiment de l’avenir, entre les êtres, entre les êtres et les choses, entre les êtres et les astres, entre la bille de plastique et la lune, entre le souffle éperdu de la fille et le bruissement du vent dans les feuilles.
09/01/03
La vie nouvelle, de Philippe Grandrieux
Cinéma MK2 Beaubourg, Paris
Filmage, sensations animales. Plans des visages renversés en arrière, en contre plongées parallèles au sol. Quand le rire ou le cri surgit, on voit les dents, les narines qui s’ouvrent, les yeux sont cachés, il n’y a plus qu’un museau de rongeur. All the girls are specials. Réflexion à double tranchant : la recherche et la découverte des corps féminins est infinie ; la recherche avec un seul de ces corps l’est tout autant. L’Américain en crève, de ça. D’avoir perdu le corps de Melania, le corps de Mouglalis. Il ne reste plus que le cri. Cette « fille spéciale » qu’il voulait acheter comme une pomme de terre l’aura fait basculer vers le nonsense total. Au cours d’une scène imposante, pivot du film tel le basculement « au-delà de l’univers » dans 2001 ou la gigantesque partouze d’Eyes Wide Shut, les images sont filtrées, on voit les corps comme s’ils étaient radiographiés. Peu importe la facilité du procédé, il n’intervient que là, et il est saisissant. Plongée dans un cauchemar où Mouglalis se transforme littéralement en chienne – bien que son corps à quatre pattes soit plutôt celui d’une panthère. Visage féminin transformé en gueule carnivore – le sang d’une chair humaine macule le centre du visage fait disparaître le nez, et les yeux cernés de khôl ressemblent à deux orifices percés dans un crâne. C’est une boucherie onirique filmée dans un étrange noir et blanc. On se retrouve comme au fond d’une caverne, qui pourrait bien se situer dans un coin de cerveau... Musique saturée, réduite en ondes physiques, au-delà de toute mélodie. Corps baisant filmés en plan fixe, comme un regard posé sur des animaux en train de copuler. Plan fixe d’une ville-dortoir, immeubles-barres pour lapins, avec ses cages. Comédie musicale : Mouglalis qui susurre quelques mélodies sur les (dés)accord(é)s mijotés par le groupe Lift To Experience. Scintillement de la robe du soir, dorée, et du décor. Contraste avec le noir et blanc/radiographie de la future scène destructrice ou « transubstantiatrice ». Mouglalis ne serait-elle pas un ange de l’Ancien Testament descendu sur terre pour mener jusqu’à son terme, jusqu’au bout de sa logique, le processus de fragmentation des corps que la société marchande ne cesse d’approfondir et de creuser ? A la fin du film, il semble qu’une sorte d’« évidation » de la pensée ait été menée à son terme – le corps ne servant plus alors qu’à nourrir les chiens. Il reste encore un peu de pensée, et de pensée du corps aujourd’hui. Mais il apparaît comme possible – c’est ce que semble penser Grandrieux - que la prochaine étape soit assez barbare, purement physique et animale.
31/12/02
Vertigo, d'Alfred Hitchcock
Cinéma Grand Action, Paris
Apparition
féerique de Kim Novak au restaurant Ernie.
Est-ce la qualité de la copie ou un effet voulu d’Hitchcock,
toujours est-il que le grain de la photo est peu défini, contribuant
à l’onirisme de la scène. Le visage dirigé légèrement vers le
haut surexposé semble se fondre dans la lumière, comme lui-même
ému de cet éclairage qui le met en valeur. Malgré des couleurs
presque passées, tout scintille dans une atmosphère irréelle, le
rouge à lèvre de Kim Novak, la robe d’un violet ou d’un vert,
je ne sais plus, dans lequel pris de vertige on se noierait. La
musique de Bernard Hermann, ici d’un érotisme inégalé, semble
pleurer de désir à cette femme et l’on défaillit avec James
Stewart devant cette apparition presque surnaturelle, en tout cas
filmée, jouée comme telle. D’où la frustration du spectateur et
de l’acteur, lorsque, aux 2/3 du film, on comprend que l’on s’est
fait berner, que tout ceci n’était qu’un coup monté. On se
surprend pourtant, devant la vulgarité du visage de Kim la brune, à
vouloir nous aussi retrouver la blonde... Mais c’est sans espoir,
l’atmosphère de mystère qui entourait Madeleine est rompu.
Quoique. Lorsque l’image physique – tailleur seyant, couleur des
cheveux, chignon tourbillonnant - est reconstituée, on replonge un
instant dans la sensation de la Madeleine retrouvée. Et Hitchcock de
nous ramener là un instant dans l’atmosphère presque
hallucinatoire qui caractérisait la première apparition de Kim
Novak, près du comptoir d’Ernie où Stewart
découvrait son profil.
Alors,
dans cet hôtel, à la sortie de la salle de bain où la brune s’est
à nouveau métamorphosée en Madeleine, on retrouve avec lui cette
délicieuse sensation d’un passé redevenu présent, lui et nous
étreignant l’image du corps perdu ici retrouvé. Mais la sensation
est fugace (avec Madeleine, une histoire de madeleine...), et
rapidement le sens affleure à nouveau. Le film doit s’achever,
Stewart doit élucider cette machination, et le tout entraîne cette
mélancolie inhérente à la vie et au cinéma lorsqu’elle/il fait
éclater des bulles d’émotions fortes et fugaces sur son chemin.
Lorsque
le sens s’achève, que Stewart dénoue les liens du complot et que
s’ébauche, lors d’un baiser en haut de la tour, un
recommencement entre lui et une femme déshabillée des fantasmes qui
avaient nourri l’imaginaire du personnage comme de moi spectateur,
comment ne pas sombrer à nouveau dans la mélancolie quelques
secondes après, quand l’histoire se répète, quand le corps se
jette et se fracasse à nouveau en bas de la tour, que la mort
reprend ses droits et tue le rêve, et tue le film qui s’arrête,
cette fois-ci définitivement, après avoir littéralement bouclé
son histoire.
Mais,
chose plus étrange encore, on découvre aussi après-coup le plaisir
morbide de voir s’achever une forme – qu’elle soit
cinématographique est un détail – parfaite, bien plus parfaite
sans doute que si un happy
end
l’avait conclue, et qui grâce au clair souvenir qu’elle nous
laisse soigne notre mélancolie.
04/12/02
Romance de terre et d’eau, de Jean Pierre Duret et Andrea Santana
Cinéma St Michel, Paris
Des familles nombreuses à l’intérieur desquelles la solidarité semble prendre forme d’une manière aussi évidente que le roc sous l’érosion des vents et de la mer. Un rapport à l’enfant, à la femme, comme à une nature sauvage qui peut être épuisante. Non qu’on ne les aime pas - quel plus beau chant d’amour d’ailleurs pour la terre que la cultiver – mais on sait particulièrement bien dans cette région que le sang, parfois, se tarit comme le cours d’eau lors de la sécheresse. Et c’est parce que l’on sait cela, parce que le père a vu sa mère laisser deux de ses filles, ses soeurs à lui, mourir sans pouvoir leur apporter le minimum de nourriture ou de médicament dont elles avaient besoin, que l’on reste debout, que l’on travaille sous le soleil du matin jusqu’au soir, que l’on continue de rire avec la femme, avec les enfants : pour ne pas se retrouver totalement démuni devant leur quelques demandes, pour repousser les forces qui cherchent à casser les liens d’amour et de sang. Gagner quelques ronds, quémander à un « supérieur », avec toute les peines du monde dans le meilleur des cas, le partage d’un petit lopin de terre, pour ne pas voir ses fils partir mendier dans les favelas des zones urbaines. Ou pour garder l’énergie et la folle envie de fêter l’Epiphanie en famille, sous des masques monstrueux et multicolores, au son d’une guitare et de quelques chants. Sous ses masques enfin la folie et la vie peuvent s’épanouir, enfin le corps n’est pas enchaîné à la loi de la terre et du ciel qui dicte les actes du travail quotidien. Sourire de l’enfant qui ne trouve plus ses mots au sortir du masque, qui peut bien s’en passer pour une fois après tout, qui peut préférer galoper et s’imaginer le monde, saoûlé par les couleurs et les sons. Rires du vieux - dont les deux fils ont été «repris par Dieu » - comme une politesse du désespoir érigé en art de vivre, dans laquelle sa femme aimée et aimante, visage tendu de milles nerfs, semble se retrouver, mais avec quelle difficulté... Phrase de quelques anciens, qui jaillissent comme des poèmes sans cesses réinventés, chargés d’ironie, de douleurs transformées en images qui éclatent de vie et de mort, qui entremêlent indéféctiblement la terre, le ciel et l’homme – « lorsque l’hiver s’en va, c’est comme si l’on enterrait le père de famille ». Car on sait alors l’Adversité – la sécheresse, le risque des récoltes assassinées – qui se tapît à nouveau dans l’ombre des instants. Et nous de repartir, dans l’air mordant et hivernal de Paris, pour, peut-être, essayer de recréer des liens aussi forts entre la vie et le son, sans mesquineries, avec envie d’en découdre aussi avec les sons morts, avec les tueurs de son, qui se terrent parfois à l’intérieur de nous-même.