Cinéma etc

 

Le cinéma accompagne régulièrement ma vie et mon travail de musicien. La forme, le son, l'agencement des éléments, les choix effectués à l'intérieur de l'histoire d'un art ou d'un genre, sont un objet de réflexion d'autant plus agréable à explorer qu'il n'est pas directement lié à ma pratique professionnelle quotidienne. Se crée alors une distance qui vient à la fois détendre et ressourcer la recherche, qu'elle soit liée à l'interprétation, à la composition ou à l'improvisation.
Je partage ici une sélection de quelques chroniques. L'idée de cette page est moins de donner une appréciation « j'aime, j'aime pas » de ces films que d'essayer de réfléchir certaines formes, certains échos, certaines singularités perceptibles d'une œuvre à l'autre. Et alors de vous donner envie de (re)découvrir ces films. Ceux-là ou d'autres peut-être.
Rien d'encyclopédique ni d'exhaustif, on passe du coq à l'âne, de Clint Eastwood aux Marx Brothers, de 2004 à 2010 au fil des rencontres et du hasard.
Immense merci à l'ami Tristan M., qui, connaissant ma passion du cinéma, et sans doutes aussi pour partager de loin en loin la sienne (toute aussi forte), m'offrit – dans une période peuplée d'enfants en bas âge et où aller au cinéma n'était guère envisageable : un vidéoprojecteur. Depuis, aller dans les salles est redevenu parfois, puis souvent possible, mais c'est un grand plaisir de pouvoir traverser ainsi les âges sans avoir à attendre des années que tel ou tel film repasse dans une salle obscure je ne sais plus où à Paris (aussi irremplaçable ait pu être cette quête-là aussi !).

 

27 février

La zone d’intérêt (2024) de Jonathan Franzen

Cinéma.

Le générique initial est un condensé du propos, une merveille funèbre qui à elle seule vaut le déplacement - et que le film ne vient miraculeusement pas gâcher. Une alliance entre image et son qui nous plonge dans les abîmes d’une époque et d’un lieu - les années 1940, Auschwitz. Un processus simple comme il parait simple, au regard de l’histoire, de faire basculer l’humanité vers l’aveuglement et la négation - et parfois la destruction de certains autres.
Le titre du film se pose sur l’écran noir, et peu à peu, pendant de longues secondes et peut-être même une ou deux minutes : s’obscurcit. Au point d’être fondu dans ce même noir, pendant qu’une musique (masse harmonique dense) voit toutes ses fréquences progressivement s’abaisser, portées sans doutes par un effet électronique qui distort la vitesse - et c’est toute la vitalité sonore initiale, aussi inquiétante ait-elle été, qui peu à peu se flétrit. Comme une nation qui part d’une volonté de puissance pour aboutir à la nausée. Comme la trajectoire d’un des personnages central, zélé SS qui dirige Auschwitz en gestionnaire récompensé et félicité par ses supérieurs. Comme la trajectoire des membres de sa famille, qui dans leur petit paradis familial adossé aux murs d’Auschwitz vrille lentement, sans que le film, jamais, ne verse dans le spectaculaire outrancier.
Et c’est la force du film, sorte d’envers de « Salo ou les 120 journées de Sodome ». Car là où Pasolini faisait le lien entre la cruauté la torture la jouissance morbide et le fascisme italien à son crépuscule de 1945, Franzen ne filme qu’une flétrissure - l’élan d’une famille nazie qui voit son rêve s’assombrir - et rend ainsi le processus du fascisme terriblement accessible, et banal, et proche de nos vies et proche de notre époque.
L’horreur est là, comme cadre : le paysage se charge de plus en plus de la fumée des fours crématoires et les cris, aboiements, coups, fusillades et machines prennent en volume dans la bande son. Mais Franzen fait preuve de contemporanéité en évitant soigneusement les terrains où l’essentiel a déjà été dit et filmé : le camp vu de l’intérieur après le génocide (Resnais et son Nuit et brouillard), le paysage et la force des témoignages pour tenter de raconter l’indicible Histoire (le Shoah de Lanzmann), la reconstitution hollywoodienne (Spielberg et sa Schindler’s list), voire le parti-pris immersif du « fils de Saul », que je n’ai pas vu.
Franzen se place juste à l’extérieur du camp et nous met face à ce qui nous relie, avec ces images qui composent notre humanité : la vie domestique, familiale, les enfants, les fleurs du jardin, les chiens, les chevaux…un contexte plongé dans le réel d’une époque, accepté passivement ou soutenu, qui ne laisse pas d’interroger sur nos acceptations, à nous spectateur, face à la nôtre d’époque - ses gouffres et ses zones d’ombre.
Franzen (et Martin Amis, auteur du livre dont ce film est issu) nous interroge aussi sur le rapport au travail, au perfectionnisme : pulsion vers la mort (le SS se demande comment gazer une salle de bal peuplée de ses condisciples, par exercice intellectuel virant à l’obsession) ou pulsion vers la vie (les femmes de ménages, dans un bref insert documentaire, nettoient et époussettent l’Auschwitz d’aujourd’hui, devenu musée, lieu de mémoire et donc de vie). Comme si Franzen par son cinéma cherchait à nous rappeler que l’équilibre humain entre vie et mort, amour et haine, idées et idéologie, est par définition fragile. Et que cette fragilité n’apparaît pas toujours de façon évidente chez l’individu, surtout quand une époque l’enveloppe d’une idéologie qui semble valoriser cet humain (voir le fameux « Lebensraum » - espace vital - inventé par les nazis pour le peuple allemand, et dont parle avec ferveur la terrible épouse du chef de camp). Depuis les interfaces communes (le travail, la vie familiale, les loisirs, la nature, le repos…) entre les personnages du film et la plupart des spectateurs du cinéma d’aujourd’hui naissent en effet des puissances de vie ou de mort, selon les forces motrices de l’époque, et la qualité de conscience des individus qui la peuplent.
Franzen maintient une lueur d’espoir - et de fait, ce réel-là cauchemardesques a fini par se terminer - en filmant comme un fantôme, par un procédé de solarisation à la Man Ray, une jeune fille du village d’à côté, résistante. Une force dans la nuit, une figure de cette fameuse et essentielle « armée des ombres », filmée littéralement comme telle ici. Ces moments d’obscurité et de silence de la parole (et de la bande son aussi ? je ne sais plus) sont des bouffées de lumière dans ce film crépusculaire à l’image très nette et léchée, aussi précise que nos souvenirs de famille figés par nos iPhone.
Par ce film allégorique (il n’y a peut-être jamais eu de joli jardin derrière les murs d’Auschwitz), Franzen nous épargne une reconstitution toujours périlleuse - et vouée à l’échec sur ce sujet. Son film n’est pas une leçon d’histoire, même si cette histoire - les images du musée d’Auschwitz et la documentation ayant soutenu le film sont là pour lever toute ambiguïté à ce sujet - est dans l’Histoire.
Il s’appuie sur le réel en commun de ce monde et du nôtre, en utilisant tous les outils du cinéma populaire - la narration, le son, l’inventivité des formats, les effets spéciaux -, les plaçant dans un propos et un contexte glaçant (c’était déjà le cas de son très beau Under the skin, porté par Scarlet Johansson) pour nous secouer dans le confort des salles obscures, et peut-être nous aider à - littéralement - réfléchir ce cinéma, et notre monde de plus en plus pauvre en refuges.

17 février 2024

Les choses de la vie, de Claude Sautet (1970)

DVD

Grande douceur de la voix-off de Piccoli dans la dernière partie du film. Une voix très douce, mise très en avant par rapport au reste des sons. Détachement, humour, effroi. Plans filmés depuis le point de vue subjectif (sujet : Piccoli). Plongées, contre-plongées. Brouillard, netteté. Souvenirs, rêves, cauchemar. Apparition de spectres (Bobby Lapointe, le conducteur du camion, à la table des mariés, incarnation de la Grande Faucheuse, belle idée). La mélodie douce de Sarde - dont il existe une très belle version pour guitare par le sus-nommé Tristan M., sur YT - fait place à des sons épars et réverbérés (heurts de la voiture dans le décor soulignés par des cuivres funèbres). Ralentis et/ou scène de l'accident en temps « réel », ou même accélérée semble-t-il. Images-symboles, récurrentes (la roue de la voiture peut faire écho à la roue du temps & à la circularité de presque tout ce film « bouclé » sur l'accident et la vie qui le précède, avant une coda finale située juste après l'évènement).
Là où Lelouch à la même époque (voir l'intéressant mais interminable « vivre pour vivre ») aurait usé jusqu'à l'os la mélancolie inhérente du dispositif - les flash-backs d'un homme aux abois qui voit sa vie défiler - avec force musique, scènes étirées etc, Sautet préfère tendre vers un film court (1h20), sans rupture scénaristique saillante et sans numéro d'acteur appuyé. Juste des cercles de souvenirs, concentriques, l'accident au centre, point de départ et d'arrivée.
Le choix radical, l'idée force du film est celle de faire de cette scène de l'accident le lieu et le temps même de la mélancolie cinématographique. Le principe cubiste de ne longtemps montrer que des fragments de l'accident (avant une reconstitution finale qui permet de voir l'action dans son déroulement, bref et terrible) et de filmer au ralenti les expressions des acteurs (plan saisissant de Piccoli en lutte avec les éléments dans sa voiture en perte de contrôle, avec en arrière-plan la tête effrayé de Bobby Lapointe depuis son camion responsable de l'accident) distord la temporalité du drame, la met en suspens, nous permet de voir ce que le réel ne montre pas : le tragique d'un visage au prise avec la détresse dans un temps normalement rapide qu'aucun humain ne saurait voir, sinon comme un éclair fugace au bord d'une route.
Il y a un parti pris évoquant le pictural : le visage d'effroi de Piccoli fixé (arrêt sur image), la bouche agrippant la cigarette comme un humain une bouée dans la tempête, m'évoque le portrait de la Méduse par le Caravage : une expression fixée - comme justement « médusée » - par l'image, qu'elle soit peinture ou ici photo. Puis revient le mouvement dans sa lenteur, où l'on voit Piccoli perdre inexorablement ses moyens et se faire détruire par la force cinétique de l'évènement. Une force cinétique que ce ralenti tente de venir contredire.
Magie du cinéma : le spectateur peut partager encore un peu la vie au moment où elle se crashe (et tout le film est bien sûr basé sur ce principe). Le cinéma suspend la mort...« encore un instant Monsieur le bourreau »...
Au service d'une « histoire simple », comme Sautet les adore, l'alternance entre scènes intimistes (les couples Schneider-Piccoli et / ou Massari-Piccoli) & scènes d'allures journalistiques ou documentaires (les réactions des témoins après l'accident) & scènes utilisant tous les artifices du cinéma (les ralentis, les arrêts sur image, les scènes avec musique, les scènes avec une voix off, les flous) font de ce film un bijou de cinéma, mélange de nerfs et de calme, de brutalité et de douceur. Avec la voiture au centre, comme dans une certaine histoire du cinéma américain (parmi tant d'autres : Rebel without a cause, Bullit, Duel...et, poussé à son paroxysme du côté canadien : le magnifique Crash de David Cronenberg).

15 janvier 2024

L'innocence, de Hirokazu Kore-eda

Cinéma

Au fur et à mesure de son déroulement, le film s'émancipe de son dispositif (le puzzle cinématographique d'une réalité contemporaine, perçue à travers le vécu de quelques personnages qui se côtoient sans percevoir le même réel) pour aboutir en son dernier tiers au déroulement d'une sorte de vérité nue pour l'œil du spectateur. Les rumeurs & suppositions & interprétations lancées par les protagonistes sont peu à peu démantelées par ce que le montage dévoile. Le réel se précise alors dans toute son innocence, effectivement – rarement titre de film aura sonné aussi juste et plein.
La construction mentale des uns et des autres - qui sépare et isole faute de communication dans le film - est évoquée par une construction cinématographique qui elle aussi part de fragments isolés pour venir progressivement relier les scènes entre elles. Mieux : elle les étire, et ouvre sur un espace physique et mental plus vaste pour le spectateur.
Les personnages du film observent la même évolution. Ce cinéma croit en la possibilité de dépasser les rumeurs pour aller vers une compréhension plus profonde des gens et de leur environnement. Le dispositif initial n'est là que pour faire éclater une forme de joie, de vérité, d'apaisement, de fluidité dans l'inscription du temps sur l'écran. La dernière scène va au-delà du tragique ou du happy end. Elle nous laisse choisir, basculer vers la vie ou la mort, choisir quelle vision de la vie, quelle vision de la mort. Nous ramène au fait que le cinéma raconte des histoires qui sont là non pas pour se conclure, mais pour se prolonger dans nos pensées, dans nos souvenirs, que l'on décide d'en fermer les scénarios ou au contraire de les laisser en suspens.
Une des scènes les plus saisissantes, les plus symboliques du mouvement qui s'opère dans le film (dans mon souvenir : formalisme rigoureux ultra découpé au début, montage laissant plus libre l'écoute et le regard posé sur le monde organique à la fin) est celle où deux des personnages se mettent à souffler dans un trombone et un cor. Des sons forts, non maitrisés, entre eux dissonants & qui partent des tripes & qui vont chercher ce que les mots n'arrivent pas à raconter. Des sons sans âges et vertigineux, qui font écho au principe de réincarnation plusieurs fois mentionné dans le film, et qui se distinguent des longs sons de piano reverbérés, plus rassurants & domestiqués & circonscrits dans les temps modernes, composés par feu Ryuichi Sakamoto (c'est son dernier travail pour le cinéma). Nous sommes composés par tout ça, et ce cinéma le donne en partage.

 

7 janvier 2024

Le jour se lève, de Marcel Carné

vidéoprojecteur.

J'aime cette scène où Jacqueline Laurent - compagne de Jacques Prévert à l'époque du film, qui m'évoque le visage et la prestance de Juliette Binoche époque « Mauvais sang » - rencontre Gabin pour la première fois. Ouvrier sableur, celui-ci l'aborde alors que la jeune femme s'est perdue dans l'usine, avec dans la main un bouquet de fleur qu'elle doit livrer à la patronne. Le dialogue se déroule dans un bruit d'enfer. Cela dure bien quelques minutes et il n'y a pas ces parti pris déréalisant au plan sonore imposés par certains mixages de films, où les voix des protagonistes sont mises au premier plan. Non, ici le dialogue et l'attirance se nouent dans le son des machines, tenaille acoustique faisant écho à celle des déterminismes qui rattrapera et écrabouillera le sort de l'ouvrier Gabin - un Gabin sorti de ses gonds, pour le beau regard de la Françoise aux fleurs. L'innocence et la fraîcheur de la rencontre sont d'ailleurs immédiatement assombries par la mort immédiate des végétaux dans l'atmosphère néfaste de l'usine, présage évident – mais l'image est belle – du destin bientôt foudroyé de l'ouvrier. Vision noire et crépusculaire du travail comme asservissement et abrutissement, à l'opposé – mais pas tout à fait - de celle de Wenders dans Perfect days (voir chronique ci-dessous) 85 années plus tard. Pas tout à fait, car même si le cinéaste allemand filme un travailleur qui, lui, trouve les ressources pour rester du côté du vivant, on sent que c'est une lutte difficile aussi, une ascèse (du grec askêsis, « exercice, entrainement »).
Les deux films savent faire naître par ailleurs des bouffées d'insouciance, notamment deux moments presque identiques que je perçois dans l'entrain plus grand des personnages, dans la qualité de l'espace et du son filmé autour d'eux. Ce sont les jours de repos, quand le travail relâche son emprise et que le corps et l'imaginaire s'allègent. Des parenthèses, des exceptions qui rendent l'asservissement au quotidien supportable.


Décembre 2023

Ricardo et la peinture, de Barbet Schroeder

Perfect days, de Wim Wenders

L'armée des 12 singes (v.o "twelve monkeys"), de Terry Gilliam

Cinéma

Koji Yakusho, dans Perfect days, ne se lasse pas de regarder les reflets de la lumière du soleil dans les arbres. Selon Wenders lui-même dans une interview, et comme cela est rappelé à la toute fin du générique terminal, on nomme « komorebi » en japonais cette danse des feuilles dans le vent, ce jeu toujours fugace de l'ombre et de la lumière. Wenders prend le parti assez radical de la répétition des séquences : un homme nettoie des toilettes à Tokyo, avec un emploi du temps chaque jour identique, suivi d'un jour férié un peu différent, plus léger, ouvert sur des émotions plus développées. Les variations de ce quotidien sont minimes, mais aussi belles à filmer et à voir que peut l'être la fugacité de ce jeu d'ombre et de lumière filtré par les feuilles des arbres. Son parti pris cinématographique, fait de répétitions / micro variations 2h durant, offre dans le détail des choses, dans la subtile variation des plans toujours ouverts sur un réel presque identique - donc jamais tout à fait pareil - une idée de la beauté du monde, que l'(anti) héros du film scrute lui aussi chaque jour pour tenir droit. Discipline religieuse – il faut croire à la beauté du monde, et à ce qu'elle peut venir nourrir en nous, ce qu'elle peut nous donner comme force, pour garder l'enthousiasme du quotidien malgré la solitude et les larmes parfois – qui nécessite, comme les mots d'une prière écrits sur des parchemins puis du papier puis des écrans, un geste qui fait trace. Pour cet employé des Tokyo Toilettes, c'est l'appareil photo argentique qui aide à cela – dans quelques boites sont entassées de multiples photos de « komorebi » surpris par l'objectif. De la même façon que la communion par le vin et l'hostie ressource le prêtre et le croyant, la musique sur K7 est l'essence quotidienne qui fait tenir le personnage principal, et qui le fait vibrer chaque jour différemment, du rire aux larmes. En témoigne la merveilleuse séquence portée par la voix de Nina Simone à la fin du film, avec ce visage de l'acteur filmé en plan fixe par Wenders, paysage toujours identique et toujours changeant, pluvieux de larmes ou rayonnant d'un sourire.

C'est cette beauté du réel que tente de capturer par sa peinture l'artiste – dans la « vraie » vie – Ricardo Cavallo, dans le documentaire de son ami Barbet Schroeder. Paysages immenses (océean, ville, arbres), le tout sous influence de grands maîtres (Velazques, Goya, Delacroix). Le personnage est aux antipodes du héros de Wenders : assez bavard, omniprésent, discourant sur. Pas antipathique pour autant, mais Schroeder pour moi ne parvient pas à faire naître l'émotion – par défaut de silence ou de répétition peut-être – qui pourrait naître d'une caméra posée sur ces chef-d'œuvres de la peinture (« la mort de Sardanapale » de Delacroix, le portrait d'Innocent X de Velazquez, « une baignade à Asnières » de Seurat...) et sur le fantastique réel du monde – la côte bretonne vers Morlaix, les arbres immenses ici ou là.

Bruce Willis, par son jeu tout en retenue dans « 12 monkeys » de Terry Gilliam, à chaque revoyure de ce film me bouleverse. Sa façon de respirer l'air du dehors, de pleurer à l'écoute des musiques de son enfance (« blueberry hill » de Fats Domino, « what a wonderful world » chanté par Armstrong), synthétise dans un moment de pur cinéma hollywoodien toute l'aspiration présente dans les deux films précédents, ramenée à ce mode guerrier survivaliste dont Willis - merveilleusement dirigé par Gilliam dans ce film – est friand.
La société de surveillance – celle aux antipodes du regard des auteurs de ces films, juste maximisée dans le monde souterrain de 2035 que Gilliam filme en alternance avec 1996 dans « Twelve monkeys » - est l'occasion d'un bal pour les fous, la folie étant peut-être la seule issue chez Gilliam (comme l'est la ferveur absolue portée aux détails du monde chez Wenders), qu'aucune intelligence artificielle ou caméra sans regard ne pourra percevoir. Que Gilliam ait choisi la musique sexuelle et en sueur de Piazzolla comme écrin musical principal à son film est un magnifique doigt d'honneur – inspiré par ceux récurrents de Brad Pitt dans le film ? - à cette société du contrôle.

 

Novembre 2023

Lola, de Jacques Demy

vidéoprojecteur

Splendide filmage de corps en mouvement, en questionnements, en désirs et en désespoir. La caméra de Demy, même quand elle ne filme pas la danse ou le chant, capte des corps dans un espace qui vibre parce que des corps désirant l’animent. Un espace qui accueille, aussi, du café du coin à la rue bondée, du cabaret à l’appartement isolé. Demy fait ce choix de l’harmonie, en refusant tout académisme. Ce n’est pas du cinéma d’école ou de studio, mais bien un art épris de la même liberté que l’on trouve chez ses copains de la nouvelle vague, dans « les 400 coups » ou « à bout de souffle » par exemple.


Le doulos, de Jean-Pierre Melville

vidéoprojecteur

Vu également il y a quelques jours, celui-ci n’a pas cette légèreté propre à Demy. Ici le cinéaste est roi, qui manipule le spectateur pour le plaisir qu’il puisse goûter les joies de la pirouette scénaristique vers la fin du film. Les acteurs - Belmondo, Reggiani, Piccoli - sont forts en gueule, les espaces tranchants. Plus proche d’Ellroy que de Modiano. Art de la construction, énergie de la violence.


2023/10/07

The creator, de Gareth Edwards

Cinéma

Le visage. Un robot avec un visage humain dont les traits ont la même mobilité est-il encore un robot ou bien est-il déjà un humain. La physicalité qui définit notre espèce, la sensorialité, nos peaux, nos yeux, nos bouches, nos oreilles, nos nez, n'offrent-elles pas un accès à la sensibilité. Leur absence n'est-elle pas la fin de l'humanité.
Ce sont les questions sérieuses que pose le film. C'est la question sérieuse que posait l'absence de visage dans la période masquée que le covid et son traitement politique nous fit traverser.
Les masques, en 2020-2022.
En 2023, ce film. Un retour au visage. Une nouvelle problématique. L'intelligence artificielle. Le spécisme (l'anti). Le chien sauve des humains. Le singe sauve des robots. Une esthétique des droïdes qui nous les rend aimables. Non pas seulement ceux avec des visages, mais aussi toute la ribambelle de créatures hybrides qui peuplent le film sans chercher la mignonerie coquette de Star Wars.
Certains plans nocturnes de robots hiératiques, comme un théâtre de marionnette sobre et onirique, sont saisissants.
Un film anti-américain produit par l'Amérique. Le capitalisme qui fait son miel de l'anti-impérialisme. La machine de production aboutit à cette constatation. Le film peut être refusé pour cette seule raison, idéologique – d'autant plus si on ajoute à cela le fait que les bouddhistes passent pour des gentils, ce qu'ils ne sont pas nécessairement (voir le massacre des Rohingyas).
Mais si on passe outre : une équipe, un travail collectif aussi sérieux que sensible. Des hommages aux grands films : Apocalypse now (Radiohead remplace les Doors), La planète des singes de Schaffner (les robots remplacent les singes), Les yeux sans visages, peut-être (il faudrait le revoir), Kurozawa (les luttes et les visages dans les rizières), Le pont de la rivière Kwai (le pont comme point stratégique, un classique du film de guerre qui amène sa désuétude dans cet avalanche de technologie), les références possibles aux classiques E.T et Starman, et probablement aussi au quasi chef-d'œuvre de Jeff Nichols avec son récent Midnight Special, avec cette figure de l'enfant, ce travail de contrastes entre plans parfois très nocturnes et plans sous le soleil - entre mystère de la nuit et fatigue du jour. Et puis Kubrick évidemment par moment (les plans des soldats expulsés dans l'espace, le travail sur la voix qui disparaît / réapparait, la plastique de l'arme Nomad, l'enfant expulsé dans la sonde, et le sujet même du film avec la question de l'IA).
Et le Blade Runner de Ridley Scott, forcément, avec ce lien affectif haine ou amour entre humains et robots. Et les « Starship troopers » de Verhoeven, et cette vision dantesque d'une armée américaine sur-armée qui fait n'importe quoi.
Un film sans doutes excessivement truffé de références, ce qui expliquerait le peu d'émotion avec lequel je l'ai vu par deux fois, si ce n'est une admiration esthétique devant la qualité de son montage, de sa bande-son qui laisse presque la place au silence à certains moments, pour nous permettre de savourer quelques plans de nature, de ciel, de visage ou de robot sans trop de sucrerie autour.
Un film qui parle de la guerre. Qui flagelle l'uniforme américain pour ce qu'il a fait au Vietnam (les plans d'hélicoptères, les massacres des populations ici encore), qui s'excuse auprès des Noirs en érigeant le héros – noir – en sauveur. Qui revient sur Hiroshima / Nagasaki. Qui espère un autre futur. Qui espère que l'IA qui nous entoure déjà nous mènera vers un autre monde que celui de la sauvagerie pure telle qu'il est ici parfois filmé, lié à une erreur d'interprétation des humains en quelques sortes.
La nature des relations qu'il filme propose cette alternative en tout cas. Mais bon : le happy end est plus qu'hypothétique. Car la nature d'autres relations laissent aussi voir à quel point l'espoir n'est toujours qu'un moment qui finit toujours par se faire bousculer et se muer en désespoir. La proximité avec laquelle il filme ses personnages et le suivi quasi constant du point de vue de son héros, me parait par ailleurs plus aimable, plus sobre, plus sensible que les machines de guerre type « Avatar ». Le discours pseudo-théorique n'est peut-être pas si éloigné, mais le découpage, la façon de filmer - souvent à hauteur d'homme, sans zoom intempestif - la longueur de certains plans (tout est relatif, mais en tout cas par rapport à ce cinéma de genre) + un lyrisme de la bande son mieux contrôlé, plus fracturé d'autres sources sonores (le rock, Astrud Gilberto, Debussy), rend cette opération commercialo-artistique là plus aboutie à mon sens que le pudding à la James Cameron.


2021/10/03

Dance with wolves, de Kevin Costner

vidéoprojecteur

Points communs, différences entre la musique de Dance with wolves (1990) de John Barry, et Parade, la musique de scène de Satie de 1917 ?
Je ne sais pas encore, mais elles me touchent toutes les deux ces jours-ci. Celle de Barry est d'un lyrisme exacerbée, lorgnant vers l'expressité d'un Takemitsu quand il compose la musique de Ran. Je pense par exemple, dans le film de Kostner, à la scène de l'attaque des Pawnees. Les violons y tracent des sons tendus dans l'aigu comme des arcs, sur un tapis herbeux de cordes plus graves - accords immobiles, percussions qui claquent - cette sonorité me rappelle aussi celle du troisième mouvement de la musique pour cordes percussion et celesta de Bartok, même si la grammaire musicale diffère largement. Moyens minimaux, efficacité maximale. Lyrisme exacerbé donc, mais par un choix qui n'a rien du pompiérisme d'un John Williams - je n'ai rien contre par ailleurs, les beaux vaisseaux de Stars Wars nécessitent cela probablement. Pas d'intervalles mélodique en tension (du genre de la 7e M triomphante dans la B.O de Superman), pas de rythmes martiaux - ou alors réduits à l'état de tambours d'armées clairement identifiables, presque désabusés dans leur monotonie. Ici les frottements sont rares mais d'autant plus remarquables, comme par exemple ce cette 11e augmentée par rapport à la basse dans un des motifs de trompette, qui rappelle la solitude de John Dunbar (le héros du film), certes, mais aussi celle du même instrument dans the unanswered question (1908) de Charles Ives.... D'autres séquences s'appuient sur les canevas plus triomphants d'une musique de western au sens le plus classique du terme. Voir par exemple l'attaque des bisons, et sa mélodie puissante jouée par les cuivres. Je perçois néanmoins même ici un choix de contrepoint par rapport à l'image qui me semble assez peu fréquent pour ce style de film, à savoir : une mélodie plutôt lente et solennelle (à la façon des cuivres du Dies irea dans le Requiem de Berlioz) sur des mouvements rapides - chevaux, bisons, images dans leur montage. Dans l'ensemble en tout cas : un grand classicisme dans l'écriture, qui compte sur sa précision, son économie, sa durée, et l'intensité de l'interprétation pour émouvoir, en parallèle avec un film qui en fait de même au niveau du montage et de la simplicité du matériau (et que j'ai pour ma part successivement adoré puis détesté puis aimé de nouveau, mais là n'est pas le propos...). Et puis ce jeu avec le style de l'épopée, du grand récit qui prend le temps de nous initier à partir d'une harmonie stable de mi b majeur au tout début, en référence miniature probable – le mi bémol en témoignerait en tout cas – à l'ouverture de l'or du Rhin de Wagner. Car après tout que montre le film sinon des peuples autochtones en danger de mort imminente, comme les dieux dans la tétralogie wagnérienne.
Satie avec la musique de scène de Parade est évidemment bien loin de cette volonté d'émouvoir par une musique qui serait en lien avec des sentiments. C'est une mécanique toute autre – c'est l'éloge d'une forme de mécanique physique qui ferait chant, en quelque sorte, mise en musique par lui, et mis en scène et en mouvement par Picasso et Diaghilev.
Mais, par leur économie de moyen, leur utilisation de motifs mélodiques et rythmique répétés, leur découpage très lisibles par pupitres, Satie comme Barry, malgré leur pensée harmonique, mélodique, rythmiques différentes, m'évoquent comme l'envers (ou l'endroit) d'une musique d'accompagnement, avec tout ce que ce terme peut avoir de magnifique. L'accompagnement des bruits des villes et des industries florissantes chez Satie (sirène intégrée dans l'orchestre, avant Varèse), l'accompagnement des images d'une Amérique disparue pour Kostner. Avec, pour ces deux musiciens, la posture humble me semble-t-il de celui qui décide d'accompagner plutôt que d'être au premier plan.
Qu'au milieu de ces deux expressions se placent Costner et Picasso est évidemment tout à fait saugrenu, mais tant mieux. Ça ne l'est pas plus après tout que l'idée de faire de belles images en évoquant un peuple massacré, ou de faire un spectacle à Paris pendant en 1917 pendant peut-être que les mutins se faisaient fusiller à quelques centaines de kilomètres de là. On ne peut toujours s'empêcher de (faire) résonner, même quand tout va mal.


2020-11-01

La grande illusion, de Jean Renoir

Holy motors, de Léos Carax

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Tout est vrai, et tout est faux. Tout est vrai chez Renoir : la fraternité des hommes et des femmes, par-delà les frontières, et même en temps de guerre lorsqu’un même code d’honneur, ou lorsqu’un degré minimum de civilisation (le soin des blessés, le respect des femmes et des enfants) les réunissent. Tout est vrai : la guerre 14-18 a existé, les Allemands sont allemands, les rencontres et aventures que Renoir filme sont crédibles, portées par la congruence des comédiens : von Stroheim dernier survivant d’une époque révolue (l’aristocratie militaire dans le film, le cinéma muet dans sa vraie vie de metteur en scène), Gabin homme du peuple, Dita Parlo comme déjà dans une certaine anticipation du rôle trouble, et probablement aussi malaisé que malheureux qu’elle jouera – loin des caméras – pendant la seconde guerre mondiale à Paris et en Allemagne. Mais tout est faux aussi : le camp de prisonniers est un studio, le film est tourné en 1937, la cruauté ou la dureté entre les prisonniers et leurs geôliers - qui je suppose devait exister aussi - n’est jamais montrée, etc. C’est du cinéma : le metteur en scène choisit ce qu’il veut faire émerger du réel, ce qu’il souhaite en retenir. Les comédiens se mettent au service de cette vision. Le militaire aristocratique côté français incarné par Pierre Fresnay succombe à sa blessure, pleuré par l’allemand qui n’a eu d’autres choix que de lui tirer dessus. C’est un tombeau pour ce monde militaire à cheval, tombé en décadence au moment où la boucherie de la guerre moderne – avions, tanks, gaz etc – fait son apparition.
J’écris sans minimiser l’horreur des guerres passées – se faire éventrer par une baïonnette n’est certainement pas plus souhaitable que se prendre une grenade sur la gueule. La différence reste néanmoins la pulvérisation possible de l’être à l’époque moderne. Non plus mutilé, écrasé ou écrabouillé, mais bel et bien parfois disloqué par les forces de l’artillerie lourde, enfouie dans les trous de bombes, littéralement explosé parfois en membres et parties du corps éparpillées (voir Johnny got his gun, de Dalton Trumbo, pour cet aspect là). Chez Renoir, Stroheim essuie des larmes au-dessus du cadavre de son ennemi après avoir échoué à le sauver.
Johnny got his gun ou La grande illusion : de ces portraits de la guerre de 14-18 surgissent des images et des récits opposés. Eclatement du corps, fragments épars de narrations liés au souvenir du Johnny mutilé pour le premier vs regard sur ce qui fait au contraire encore humanité dans cette guerre : corps parfois meurtris (Von Stroheim) mais debouts néanmoins, regards francs, tir de Von Stroheim vers Fresnay après sommation seulement. Un grand écart de cinéma et de vision – au sens strict de l’image – de la guerre telle que les cinéastes choisissent de l’invoquer. Une différence, au-delà des autres caractéristiques stylistiques de tous ces cinéastes, que l’on pourrait retrouver entre La grande évasion (sorte de Grande illusion à l’américaine - on retrouve les mêmes procédés d’évasion dans les deux films - transposée pendant la seconde guerre mondiale) et, disons pour aller vite, Il faut sauver le soldat Ryan, ou peut-être tout simplement Le jour le plus long, pour chercher une comparaison un peu plus contemporaine du film de Sturges.

Léos Carax choisit et ne choisit pas dans Holy Motors. Tout est vrai, tout est faux. Il choisit, car il sélectionne les différentes énergies et typologies des séquences du film, tout en montrant ostensiblement qu’il ne choisit pas. Denis Lavant, son personnage comédien fil directeur, alter-ego, se transforme tout au long du film à travers des histoires inscrites dans un très large spectre. Dans le désordre : snuff movie, motion capture (esthétique de jeux vidéo / cinéma d’animation), film de mafia, mélo, réalisme social, comédie musicale, comédie romantique, polar gore et j’en oublie sans doutes. Lavant s’inscrit dans cette corporéité du comédien qu’on trouve chez le Jean Gabin dirigé par Renoir ou par d’autres, dans ce travail à l’ancienne, où l’acteur incarne à la sueur de son front des personnages très divers à travers des performances ou la dynamique de mouvement, qu’elle soit rapide ou lente, reste toujours très physique et avec peu ou pas de trucages – le pôle opposé, en somme, de la pose figée, lisse et sans défaut, de la photographie de mode, qu’incarne Eva Mendès dans le film. L’opposé également des vies virtuelles sur la Toile, les sites Internet à la gloire de la vie et de l’œuvre du défunt se substituant à la déploration du corps perdu (cf le cimetière parisien du film, et ses pierres tombales où sont inscrits ces mots, « visit my website »). Carax choisit donc de ne pas choisir une thématique unifiée pour filmer le travail du comédien à l’œuvre, et manifeste son intérêt pour un art multiple, où l’humour le dispute au tragique, au grotesque, à la mélancolie, où la musique peut presque prendre le relai de l’image (cf « entracte », et surtout la chanson de Manset à la fin). C’est toute la joie et la mélancolie du cinéphile, du comédien ou du cinéaste qu’il met en scène. Joie de vivre des vies multiples. Fatigues de toujours les voir se terminer, et de devoir recommencer un film (soit le voir, soit le jouer, soit le tourner) pour retrouver cette sensation de l’au-delà de soi-même, cette sensation de dépasser les limites du réel, dans l’idée d’aiguiser son regard et de mieux le percevoir ensuite. Fatigue qui confine à la mélancolie, à l’irritabilité si les vies s’enchaînent trop vite, au risque de ne pas voir le temps du monde réel transformer celui-ci, au risque de se sentir en décalage, au risque de ne plus savoir comment le monde existe, pour le meilleur (lorsque l’art permet de sublimer la vulgarité du monde) ou le pire (lorsque l’art n’est qu’une échappatoire, sans retour ou lien possible avec le réel). Carax filme cela aussi : comment Lavant ne parvient plus tout à fait à trouver du plaisir face à la petitesse voire à l’invisibilité grandissante des caméras (voir son dialogue avec la figure du Commandeur – Michel Piccoli – juge et parti lui aussi, comme si Carax avec ce personnage également voulait brouiller toute notion de limite trop claire, avec l’invitation dans son film de ce si vieil acteur, qui aura joué aussi bien Dom Juan qu’un pape au cours de sa carrière…). Comment la distinction entre le réel et le fictif s’estompe au point de ne plus parvenir tout à fait à sentir et ressentir – le comédien est fatigué, ne parvient presque plus à rire entre ses diverses incarnations, et ne sait peut-être plus tout à fait si c’est l’actrice ou la connaissance réelle qui git sur le trottoir lorsqu’il voit le corps de Kylie Minogue fracassé, et qu’il rentre en hurlant dans sa Rolls, sans que nous puissions savoir réellement si ce cri est celui du comédien, ou de l’homme qui se cache derrière, et si même cette séparation peut être faite, tant Carax nous montre un processus sans fin ni pause au cours du film, paradis aussi bien qu’enfer. Et sans doutes ce film reflète-t-il ces deux pôles. Carax est un hyper-sensible qui s’est frotté à l’enfer dans ses films (le monde des sans abris, l’enfer aussi d’un film maudit avec Les amants du Pont Neuf), tout en filmant par ailleurs le paradis, la joie totale, l’ivresse de l’amour qui s’exprime par tout les mouvements du corps (cf la course de Denis Lavant sur Modern Love de David Bowie dans Mauvais Sang, ou Binoche et Lavant sortant de la Seine accompagné par Les amants des Rita Mitsouko). Les contrastes émotionnels, plastiques (le personnage de Merde à côté de la beauté glacée d’Eva Mendès) et géographiques (l’usine de banlieue vs la demeure bourgeoise de Pola X) tout montre une attirance pour l’excès au long d’une vis sans fin repassant sans cesse par les pôles extrêmes du spectre émotionnel. Quitte à banaliser et à figer l’émotion née de la surprise et du simple regard sur le monde, sans effet ou bouleversement intempestif. Holy Motors m’ennuie un peu lorsque la plasticité du filmage ou des effets de contrastes devient excessivement lisible, que ce soit la longue séance de motion capture au début, ou bien toute la séquence grand-guignolesque avec Merde. Celle-ci n’évite pas selon moi ce que recherche de façon caricaturale le photographe présent dans cette séance, à savoir le frisson ultime (la belle et la bête) à déposer devant la rétine du spectateur. Les séquences qui me touchent le plus sont finalement celles où il ne se passe presque rien, ou l’image se fait banale : le dialogue entre un mourant et une jeune femme (qui fait écho à une séquence classique du cinéma, telle celle entre Pierre Fresnay et Erich von Stroheim dans le film de Renoir), celui plus cruel entre un père et sa fille dans une voiture, le retour à la maison d’un homme fatigué (accompagné par la chanson déchirante de Manset), et toutes les scènes dans la Rolls, avec ce dialogue qui vient peu à peu s’échouer de fatigue entre Denis Lavant et sa conductrice (Edith Scob). Carax cherche-t-il à mélanger « vieux cinéma populaire » (temps du dialogue, pas de trucage etc) et « cinéma chic et choc » pour creuser la réflexion et le regard du spectateur, inclure dans son monde le vertige du temps qui passe et des formes esthétiques qui se transforment, sans trop les juger ? C’est bien possible, et c’est cela qui me touche chez lui probablement. Les belles images de Paris dans ce film ne me semblent pas vouloir séduire. J’y vois une certaine ironie. Mais dans cette ironie gît encore une certaine fascination pour un romantisme un peu déjà vu – par moi en tout cas en tout cas en tant que spectateur (loin de moi de vouloir deviner ou juger ce que Carax y met). D’où cet ennui parfoi. Mais après tout pourquoi pas l’ennui, au crépuscule du cinéma que Carax filme ? Il est possible aussi que réalisateur, en surdosant la quantité d’histoires et d’esthétiques au cours de ces deux petites heures, nous invite à cultiver le temps vide et large, par contraste. Ce temps qui manque au héros Denis Lavant mais qu’il semble prendre, lui, en tant que cinéaste avec « seulement » cinq long métrages à son actif à bientôt 60 ans.


2019-08-26

The Big Heat (règlement de comptes),
de Fritz Lang

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Là on y est. La rigueur rythmique, la précision des plans, la sobriété de la direction d’acteur, font que chaque ellipse, contrairement au film d’Anderson vu la veille (voir chronique ci-dessous), densifie la charge émotionnelle du film, sans que rien, jamais, n’ait besoin d’être surligné. Une scène suffit à nous faire sentir la nature profonde d’une relation (celle du couple Glenn Ford – Jocelyn Brando par exemple). Le personnage peut mourir l’instant d’après (Jocelyn Brando de nouveau), le choix de ses mots, de ses mouvements, de son filmage, fait que sa mort nous touche, alors que les 2h30 de film d’hier ne parvenait à me sensibiliser à aucun des protagonistes.

 

2019-08-26

There will be blood, de Paul Thomas Anderson

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Ce cinéma me laisse extérieur, tant son découpage ultra scénarisé, la diversité de ses choix dans le rapport musique-image (du silence à l’accompagnement pianissimo, du romantisme brahmsien – que vient-il faire là ? - aux nappes immobiles de Pärt, des glissandis de cordes à la Ligeti jusqu’aux strates de percussions composées par Johnny Greenwood), l’inconstance aussi de l’endroit où il place la caméra (du plan rapproché en intérieur à la Cassavetes au plan-séquence en panoramique lorsque le père retrouve son pseudo-fils après l’avoir abandonné, en passant par de nombreux moments où je me demande pourquoi il filme la scène comme çi ou comme ça..), la caractérisation caricaturale des personnages (l’enfant silencieux, le partenaire effacé à la voix ténue, l’hystérique Day Lewis vs l’hystérique prêcheur, dont les « pics » non-simultanés sont filmés en relais, comme si le film ne pouvait pas carburer à autre chose qu’à ces numéros d’acteurs), le scénario qui bascule étrangement d’une peinture sociale embrassant ce phénomène de la ruée vers l’or noir d’une façon assez large (même si axée autour du parcours individuel du personnage de Day Lewis), et qui la quitte au deux tiers du film pour ne plus se concentrer que sur l’acteur principal, sans que l’on ne puisse sentir si - et comment - celui-ci est encore pétri par son environnement. Aspect que l’on perçoit d’ailleurs assez mal au début également, car si le personnage est de plus en plus haineux, c’est surtout grâce / à cause du jeu de l'acteur et à son texte que le cinéaste nous le fait sentir (emprunts d’une geste pseudo shakespearienne, qui ne me semble plus vraiment à propos après les Coppola Scorsese De Palma etc).
Aucune séquence ne parvient réellement, par le cinéma, par la durée, le regard, à faire percevoir comment se construit la haine. Dans les séquences intimistes où se mettent en place les rouages de cette haine (les moments de rencontre avec le pasteur par exemple), c’est juste un plan un peu long sur un personnage, pénétré de son rôle, et qui semble vouloir nous dire : vous voyez, lui, comment il reçoit les choses, comment il se fait humilier, vous avez vu comment je le filme, et bien ceci est important, il reviendra ce personnage, et comme vous avez bien vu comment il s’est donc fait humilié, que vous avez passé du temps à vous dire ça, et bien n’ayez crainte ce n’est pas perdu, vous avez raison, il y aura forcément un truc qui se passera avec lui. Dans ces choix de monstration calculés au cordeau je voix des masques d’acteurs trop manifestes. Je crois me souvenir que Georges Stevens, qui filme James Dean dans Giant (film auquel on ne peut pas ne pas penser, de par sa thématique proche), même s’il n’évite pas lui non plus une certaine grandiloquence, laisser exister ses personnages d'une façon plus libre devant la caméra - le corps de James Dean en particulier, que l'on voit par exemple s’exprimer en arrière plan au début du film, quand il est sous l’auvent, un tel plan créant une profondeur sémantique que je ne trouve jamais présente dans l’image chez Paul Thomas Anderson. Ce dernier ne filme toujours qu’une seule chose, sursignifiante. L’absence dans Giant d’effets appuyés me laissait plus d’espace, à moi spectateur, pour plonger dans cette histoire ayant pour trait commun avec There will be blood – outre son sujet même - une nature éminemment romanesque (on suit les personnages sur l’ensemble de leur vie d’adulte, de l’éclosion à la chute). Et c’est bien la tension entre ce sujet romanesque traité de façon linéaire et vraisemblable (avec lettres gothiques pour renforcer son ancrage dans l’Histoire), mais avec profusion d'outils contemporains par un cinéaste visiblement influencé par divers grands auteurs (on pense fugitivement à Kubrick, à Cassavetes, voire pourquoi pas au Cheval de Turin de Bela Tarr l’espace d’une fraction de seconde dans le rapport musique-image), qui me semble créer une bouillie d’où aucun choix autre que celui d’une certaine virtuosité n’émerge. Dans ce rapprochement outils modernes / sujet classique je préfère nettement les choix de Tarantino dans un film comme Django (film qui m’ennuit pas mal aussi par ailleurs), qui de son côté tente de jouer clairement avec l’effet grotesque que peuvent amener ces décalages, pour créer un objet artistique qui se place de façon assumée dans le champ contemporain.
La première séquence de there will be blood résume tous les problèmes qu’il me pose. L’homme cherche de l’or dans un désert rocheux. Il a un accident, se casse la jambe au fond de sa mine. On ne sait pas comment il va pouvoir sortir ainsi blessé. On le voit commencer à se hisser, alors tout en bas. Puis, plan suivant, il est au dehors, allongé, épuisé. Puis, plan suivant, on le voit vendre son or à la ville, allongé, la jambe cassée, jubilant. On comprend alors, mais de façon théorique - car rien dans la durée de filmage ne nous a permis d’être avec le personnage, de vivre avec lui la remontée hors du puit, de sentir sa détermination, son caractère entêté - que ce personnage est un winner un peu hors du commun. J’étais au début intéressé par ce choix tout en ellipse. Je trouvais ça étonnant, très assumé, comme quelqu’un qui aurait digéré les enseignements de la Nouvelle Vague pour éviter de s’apesantir sur des choses inutiles que le spectateur peut comprendre sans l’aide de la caméra. Mais rien de tout ça au final ne me semble fonctionner. Le film est construit sur une durée classique, avec grands blocs de temps, et enjambées de décennies en décennies. Ce type de montage, de ce fait, déssert le propos romanesque du film et ne me permet pas d’être avec le personnage. Et surtout, ne s’inscrit pas dans un vocabulaire et une grammaire claire, lisible, resserée, dans laquelle on pourrait rentrer peu à peu, avec le plaisir de découvrir le regard d’un cinéaste. Ici l’académisme le plus hollywoodien (dans le rapport à l’acteur en particulier) le dispute avec quelques fantaisies pop, pour 2h30 de temps pour moi à (presque) oublier.


Avril 2019 
 

Black book, de Paul Verhoeven,

Edgar, de Clint Eastwood

& The yards, de James Gray

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Trois films de cinéma classique, avec fil narratif limpide, reconstitution, montage rythmé, tempo allegretto ma non troppo. Le Verhoeven n’est pas sans rappeler, dans sa rythmicité, ses rebondissements et la fermeté des caractères qui le composent : le North by norwest (la mort aux trousses) d'Hitchcock. Si Candice van Houten peut vaguement faire écho à Eve Marie Saint, c'est surtout Sébastian Koch qui m'évoque James Stewart, porté qu'il est lui aussi par cette idée scénaristique d’un personnage à qui arrive une aventure qui ne lui semblait en rien prédestinée. On découvre en effet au fil du film que sous son habit de militaire chef de la Gestapo locale, cet allemand cache une âme ouverte et partageuse. Dur d’y croire si l’on y réfléchit (on n’arrive quand même pas à ce grade dans l’Allemagne hitlérienne sans avoir beaucoup de sang sur les mains...), mais pas plus que de croire en la célérité du simple quidam James Stewart face à toutes les embûches qu’il rencontre dans North by northwest. Peu importe, ce cinéma n’est pas là pour être vraisemblable, mais pour nous y faire croire en nous étourdissant par une virtuosité fine. La principale originalité du film de Verhoeven, sa principale modernité, ne vient pas de sa facture - même s’il est forcément un peu plus cru dans ce qu’il filme que le cinéma hollywoodien traditionnel (Candice Van Houten ne s’y colorerait pas le pubis face à un miroir lui-même face caméra) – mais plutôt du fait que ce film « grand public » fait sonner les langues des protagonistes de façon cohérente par rapport à l’Histoire : les Hollandais parlent hollandais, les Allemands parlent allemand. Tout le reste : qualité des costumes, des reconstitutions, des sons des mitrailleuses, percussion du montage etc, est comme du made in Hollywood, même si Verhoeven, à ce moment-là de sa carrière, n’y est plus (le film est financé par des pays européens, et tourné en Hollande). La seconde guerre mondiale, pendant ces 2h30 de film, devient un décor de divertissement pour le spectateur. Le montage serré, les rebondissements incessants, tendent en effet à déréaliser ces actions de la résistance, qui ont pourtant eu lieu en leur temps. C’est pour moi la limite du film, ce pour quoi sans doutes il ne s’imprimera pas très longtemps dans ma mémoire de spectateur. Là où Melville dans l’Armée des ombres nous fait vivre une expérience physique de la durée - transformant par la tension de la mise en scène des secondes d’attente en minutes interminables lorsque Signoret attend le feu vert des soldats allemands pour pouvoir pénétrer déguisée en infirmière dans l’antre de la Gestapo lyonnaise -, une situation similaire chez Verhoeven est beaucoup plus mécaniste : action / conséquence, actions / conséquences, etc. Mais chez Melville comme chez Verhoeven le sens de l’ellipse est remarquable, qui rajoute une tension supplémentaire dans le fait qu’il est difficile de prévoir l’issue des scènes, et qui rend compte de la difficulté qu'il y a à connaître où en est l’ennemi de ses connaissances de la situation - et donc de savoir évaluer précisément le risque de telle ou telle opération. Les personnages avancent à l’aveugle, par pré-supposés, recoupements, déductions etc, sans être jamais sûr à 100% de leur analyse de la situation. Plonger le spectateur dans cette même incertitude, et pour ce faire ne surtout pas tout montrer, est alors un certain gage de réussite pour le réalisateur.

Edgar choisit quant à lui de dévoiler - largement - la face cachée de Hoover, le chef du FBI pendant une trentaine d’année, en usant d’ingénieux procédés de flash-backs. Chaque action, dans le passé ou le présent du film (qui est, biopic d’un être décédé oblige, perçu aussi comme le passé pour le spectateur) aide à la compréhension plus complète de l’autre temps. En dévoilant cette part cachée, celle qui se révèle dans les bureaux et dans les sphères privées, Eastwood fait le choix de sacrifier l’action traditionnelle du film policier (souvent en extérieur, avec héros et ennemis, fracas et fureur) pour ne se concentrer que sur la part la plus intime de son sujet, insistant sur la relation amoureuse mal assumée entre Hoover et son n°2. En ce sens, et grâce aussi à cet aller-retour entre passé et présent du film, il est particulièrement proche d’un autre de ses film, the Bridges of Madison County, qui joue lui aussi de cet effet de perspective temporelle impliqué par la relecture d’un temps passé par les gens d’un temps présent (les enfants de Meryl Streep dans Madison découvrent son histoire clandestine amoureuse dans le grenier familial), avec toute les zones de trouble et d’ombre que cet effet peut procurer également.
La qualité des bons films d’Eastwood, ce qui pour moi en fait l’épaisseur émotive, est aussi liée au fait que ces dispositifs ne sont pas de simples enveloppes vides. Dans chaque espace-temps filmé est palpable la sensation du temps – j’oublie très vite que la scène est dans une bulle de temps présent ou passé. Eastwood, lorsqu’il filme ses comédiens, ne les filme pas comme les éléments physiques tridimensionnels d’un rouage narratif plat couché sur le papier, mais prend le temps de les voir vieillir, seconde après seconde, derrière la caméra. Sans doutes en partie parce qu’il est comédien aussi & qu’il sait être à l’écoute alors du vécu de ce métier & qu’il en est touché. A l’intérieur des codes rythmiques du cinéma hollywoodien, ce cinéma est lent. Et les acteurs alors, même grimés de façon grotesque comme Di Caprio peut l’être dans Edgar, vieillissent en même temps que le spectateur, seconde après seconde. Quand on l'aime, c’est ce qui rend je crois ce cinéma mélancolique et beau.


James Gray dans The yards essaie sans doutes aussi de rentrer dans cette sensation du temps. Avec moi il n’y réussit pas vraiment. Je vois trop ses intentions. Par exemple la circularité évidente de la première et dernière scène, ou bien comment il place la caméra pour enfermer ses personnages dans des espaces clos qui représentent leur enfermement mental aussi (voir les portes ou les murs, qui parsèment nombres de plans). Je vois aussi - même s’ils sont moins grimés que Di Caprio dans Edgar - le masque des acteurs, les efforts qu’ils font pour être dans le monocorde de l’expression et de la voix. C’est un entre-deux. La narration, le rythme global du film est assez enlevé, mais l’incarnation ne m'apparait pas à la hauteur de cette rythmicité – comme si ce qui se jouait dans l’action était trop sous le contrôle d’une mise en scène au cordeau. Comme si la vie des personnages était phagocytée par le scénario du film, empêchant à celui-ci de déborder dans la vie. L’humain dans The Yards est proche de celui filmé par Nicholas Ray quelques décennies auparavant : fragile, empêtré dans ses contradictions, frustré, écorché vif…Mais à la différence notable que Gray, quand il filme une libération de son personnage principal (Mark Wahlberg), ne fait pas exploser le cadre initial, très serré, précautionneux, de sa mise en scène. Alors que j’ai la sensation, dans mes souvenirs que ceux filmés par Ray
- que ce soit avec Bogart dans Le violent, James Dean dans Rebels without a cause, ou peut-être même les protagonistes de Johnny Guitar - finissent par percer à chaque fois le scénario pour arracher un cri de liberté, quel que soit leur destin au sein du film (le réel cancéreux de Nick Ray déchirera d'ailleurs puissamment le projet initial de Wenders dans le passionnant Nick’s Movie, mettant en question en permanence la notion fiction-réel, et en annulant même l’idée de frontière). Il en va de même, et de façon encore bien plus sauvage, pour un des modèles de Gray, le Scorsese de Mean Streets ou de Taxi Driver. Même si on parle-là certes de James Dean, de Bogart, de Stayrling Hayden ou de Robert De Niro, je ne pense pas que seule la qualité des acteurs soit responsable de cette constation - Wahlberg ne manque pas d’épaisseur par ailleurs.
James Gray, ai-je lu, a demandé à Wahlberg de s’inspirer de Gabin pour trouver une certaine morgue dans le film. Peut-être le problème vient-il de là, de cette surabondance de références qui empêche les acteurs et la mise en scène d’inventer quelque chose en lien avec le présent. Peut-être le cinéma est-il très chargé, trop chargé d'histoire maintenant, et qu'il devient difficile de s'en délester. Et peut-être est-ce aussi bien la force involontaire du film : parler de notre époque artistique, baignée de références, et angoissée par l’idée que nous ne pouvons plus que copier les expériences d’un monde passé que beaucoup (Gray en tout cas) trouvent plus inspirants que notre présent. Artistiquement, c’est une pensée mortifère. Difficile de donner une forte pulsion de vie à des réalisations ancrée dans cette pensée mélancolique de fin de l’Histoire (du cinéma en tout cas).
Agnès Varda, qui est morte à 90 ans le 29 mars dernier, rappelait dans ses interviews à quel point elle n’aurait sans doutes jamais osée faire de cinéma si elle n’avait pas été complètement inculte de ce point de vue à 25 ans, lors de son premier film.
Gray est un érudit dont l’action de metteur en scène est peut-être alourdie par un fardeau de connaissance, qu’il oublie d’oublier dans un coin avant de commencer un film.
Cela dit il fait son film, ce qui n’est évidemment pas rien.


12 novembre 2018

Il était une fois en Anatolie, de Nuri Bilge Ceylan

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Trois couleurs, trois espaces et un peu plus. L’obscurité teintée de lumières de phares de la première partie (sans doutes plus de la moitié du film, soit 1h20 peut-être) et l’errance de ces trois voitures dans les montagnes pelées, avec au milieu cette pause dans un village au cœur de la nuit où une jeune femme sert un café sous les yeux médusés des hommes fatigués, genre ange déchirant dont la beauté subjugue. Puis le jour légèrement brumeux, couvert, qui voit la recherche policière nocturne aboutir dans un champ, puis se prolonger devant l’hôpital d’une petite ville pendant un temps sans doutes moitié plus court que la première partie (30/40 minutes). Puis une sorte d’intermède alternant intérieurs et extérieurs où l’histoire d’un des protagonistes - le procureur - se dévoile (10/15 minutes), tandis que l’intrigue autour de laquelle semblait tourner l’action reste en suspens, en suppositions possibles. Et enfin, une dernière séquence d’une vingtaine de minutes sous forme de huis-clos, dans la salle d’autopsie d’une blancheur bien évidemment clinique quoiqu’aux couleurs passées (à l’image de l’état usé du bâtiment et des outils du chirurgien). Rien ne se résout clairement de l’intrigue policière. Celle-ci n’est finalement qu’un reflet des pistes intimes que dévoilent et découvrent à leur propre surprise certains protagonistes cette nuit-là, en particulier le procureur et le médecin. Ce dernier ne dit rien de sa propre béance (filmée pourtant un instant chez lui), mais observe et écoute celle des autres en train de s’ouvrir, au sens propre (l’autopsie) comme au figuré (le procureur qui révèle l’histoire cachée qu’il trimballe). Jusqu’au point où lui aussi quitte son poste d’observateur pour à son tour falsifier une part de vérité du monde. Pour quelle raison ? Rien n’est dit. Le spectateur peut choisir d’y répondre, ou pas (les points d’interrogation du film sont à eux seuls beaux à contempler). Dans l’idée du mensonge véhiculée ça et là et avec plus ou moins d’évidence par le procureur, le meurtrier, la femme de la victime (amante du meurtrier ?) puis finalement le médecin appert une certaine douceur. Comme si le mensonge, en étant à certains moments le point de départ d’une relation entre des personnages qui se protègent, construisait un échange possiblement fraternel, au point de se renverser en vérité enfin dévoilée (voir la confession implicite du procureur, qui commence d'abord de façon anodine au milieu de la nuit, puis qui est très vite interrompue par un événement extérieur à la conversation avant de peu à peu se révéler touche par touche, puis in fine dans la lumière du jour d’un intérieur d’appartement). Ou – autre piste possible, car aucune n’est éclairée de façon crue – comme si le mensonge permettait d’adoucir la violence du réel, de tenter de s’en protéger soi-même (le procureur) ou d’en protéger les autres (le médecin à la fin, peut-être, qui épargne la crudité des choses à l’enfant, à la femme, au meurtrier, à lui-même peut-être).
Avec, au long du film, d’autres variations subtiles du mensonge. Ainsi ce flic outré par le fait qu’un cadavre ait été ligoté avant d’être enterré, alors qu’on apprend un peu plus tard par le meurtrier que la raison était simplement pragmatique (il s’agissait de pouvoir faire rentrer le cadavre dans la voiture). On croit le flic dupé par sa propre indignation, incapable de se poser pour entendre la version prosaïque des faits, mais le cinéaste ne s’arrête pas là, et plus tard nous rend témoin, concernant ce détail, de notre propre aveuglement. Le film, de mensonges en vérités, de vérités en mensonges, pourrait ne jamais s’arrêter, son but n’étant certainement pas d’aboutir à une résolution définitive mais de continuer à questionner sans cesse le réel. Il dure 2h30, le temps pour moi spectateur de rester attentif à ces dialogues sombres ou drôles, graves ou comiques, telle une maïeutique en perpétuelle devenir et qui s’incarne là dans un espace en deux dimensions, goûteux, proche de moi par les paroles et l’humanité des personnages, et dans le même temps me faisant voyager loin grâce à l’expérience de ces paysages, de ces lumières et de ces espaces sans musique. La simplicité et la densité de matière de chacune des parties qui le composent me donnent envie de prendre un instrument et de la sculpter à mon tour, sans complexité inutile, juste avec l’énergie intérieure de celui qui regarde ou qui écoute.


avril / mai 2017

The passenger (vf : profession reporter) de Michelangelo Antonioni

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La cancion del lladre de Miguel Llobet se pose magnifiquement sur la fin de ce travelling incroyable, qui voit hors champ le “passenger” Jack Nicholson se ...... dans une bourgade d’Andalousie.
Errance, vacuité, amour sans passé ni futur. Après avoir visionné ce film il y a 15 jours, me reste le souvenir d’un grand espace qu’il m’a ouvert dans la tête, et qui ne se ferme pas. Espace pour cette pensée de l’errance, espace pour l’espace, espace pour le silence, espace pour la guitare lorsqu’elle se pose avec discrétion sur ce silence.


avril / mai 2017

La piste de Santa Fé, de Michael Curtiz

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Une vieille copie. Formes tremblantes, corps noirs (les noirs du Sud et surtout, les uniformes, partout présents tout au long du film). Rythme soutenu, sans temps mort (celui qu’on retrouve dans le Robin des Bois du même Curtiz). Et John Brown, pasteur halluciné, visionnaire, qui annonce la guerre civile à venir, qui va au devant d’elle, qui l’appelle de ce regard fou sur lequel Michael Curtiz revient régulièrement.
Il y a les amourettes des officiers, et pendant ce temps l’Union qui se désagrège, à force de conflits ça et là autour de la question des droits civiques violemment amenée par Brown.
Ronald Reagan
 ressemble à David Bowie, Errol Flynn est parfois sans moustache, et Van Heflin est le sacrifié de l’histoire, celui qui ne parvient à choisir entre l’attrait d’une idée - la cause noire au début, la solidarité envers l’armée à la fin - et l’appât du gain. Il finit par se faire prendre à son propre piège, démasqué par John Brown, qui l’assassine. Les plans sur la pendaison finale de Brown sont aussi inquiétants et sombres que sont champêtres – m’évoquant les peintures de Watteau - les plans du début, où les femmes du fort se découpent derrière de grands arbres ombrageant.
Les gros plans sur les roues de la locomotive, pour terminer ou presque, annonce l’industrialisation galopante, avec, pour commencer, une longue guerre civile qui décomposera, puis recomposera tout le pays. Le mariage est une fin faussement heureuse. Hors champ, peu après l'affichage sur l'écran “the end”, viendront - si l'on veut bien y songer - les massacres sur les champs de bataille.
 


avril / mai 2017

3h10 pour Yuma, de Delmer Daves

vidéoprojecteur

Lumière de l’Ouest, écrasante. Peu d’action. Les bandits plus virtuoses de la gâchette que les sheriffs locaux. Glenn Ford, un méchant qui dévoile peu à peu son humanité, au fil d’un huis clos avec Van Heflin qui se termine de façon inattendue.
L’orage finalement éclate. Epiphanie. Pluie divine. Résolution des tensions. Bruit du train, du ciel, cris de joie, qui succèdent aux coups de feu dans le silence d’une bourgade où les gens n’aspirent qu’à pouvoir faire la sieste l’après midi.
 



avril / mai 2017

Man without a star, de King Vidor

vidéoprojecteur

Chronique du capitalisme sauvage, qui s’installe tout au bout du Far West...Les barbelés marquent le début, pour les cow-boys, de l’idée de propriété d’une terre (chose que l’Union avait déjà fait de façon globale au niveau de l’état en massacrant les indiens). Les couleurs sont vives, Kirk Douglas est en forme et est aussi impressionnant qu’un solo de Charlie Parker - on comprend pourquoi son corps est encore vivant aujourd’hui en 2017, avec cent ans d’âge.


10 septembre 2015

Last days, de Gus Van Sant

(DVD, vu une première fois à sa sortie au cinéma de Gaillon, dans l'Eure, en 2008).

Un paysage, une micro société, que traverse un être fantomatique dont la substance aérienne, créative, à l’imperfection pure (bien plus que l’héroïne probablement frelatée qu’il s’injecte), est filmée au sens propre dans sa grande nudité, après la mort de son enveloppe terrestre et (a)sociale. Une chanson de Clément Jannequin, totalement décalée par rapport au contexte, surgit à cet instant. D’un seul coup la simplicité et la joie de ce chant polyphonique a cappella donne une incarnation néo-platonicienne, c’est à dire idéale, de l’expression de la voix & du souffle d’une vie multi dimensionnelle (il y a de l’humour chez Jannequin, de la sensualité, des mathématiques, une imagination débordante, etc). Le corps nu de Michael Pitt/Kurt Cobain rejoint en grimpant à cette échelle le monde dont il rêvait peut-être, et dont ses propres chansons clamaient à qui voulait bien l’entendre l’impossibilité à le trouver ici-bas et à pouvoir y vivre. 
Au milieu du film,
 Venus in furs chanté par Lou Reed dans le Velvet Underground est entendu en intégralité - comme une autre représentation de la sensualité, du désir, du raffinement. La chanson sublime littéralement la scène, où l’on voit un homme quelque peu hagard se raccrocher à elle comme on s’accroche à une vie meilleure et plus intense. Il en double les paroles, pendant que dans la pièce les corps se frôlent ou se serrent, dans une divagation un peu sordide, un peu fatiguée, un peu droguée, un peu annihilée. C’est cette vie que côtoie et traverse le personnage principal, à la fois dans la beauté de l’art que Gus Van Sant met en avant dans le premier angle de vue de ce moment - la chanson y est diffusée dans son intégralité - et dans la trivialité et l’ennui de son quotidien qui apparaît plus tard dans le film à partir d’un autre point de vue (la chanson s'y fait lointaine pendant que Michael Pitt tente de se cuisiner douloureusement des spaghettis).
La vie de cet homme se désincarne lentement, sûrement. Il ne parle presque plus, retourne brièvement aux plaisirs des sens (comme en témoigne la scène saisissante où il construit via une
 loop machine un morceau instrumental - filmée de plus en plus loin, le corps s’effaçant au profit du son, avant, peut-être par dépit de ne pas pouvoir y trouver une once de plaisir durable, de dévaster cette belle construction en foutant littéralement en l’air tout le matériel).
La pluralité des points de vue du cinéaste pour une même scène déclinée à différents moments d’un film me rappelle celle d’Abel Ferrara dans
 New rose hotel, vu il y a peut-être 15 ans au MK2 quai de Seine, jamais revu. Une approche différente, sans doutes plus instinctive (et pour moi assez ennuyeuse à l’époque). J’ai le souvenir que le personnage principal, en faisant défiler de multiples façons le film de ces scènes-souvenirs dans sa tête, tentait de percer un mystère, tentait de revoir les détails de son histoire pour lutter contre la mélancolie et la tristesse. Il en va peut-être de même ici. Le cinéaste filme la réalité sous différents angles. La beauté de l’expression se confronte sans cesse à la trivialité des actions, pour amener peu à peu l’issue fatale, à jamais incompréhensible mais au moins à travers ce film définitivement sensible. 


30 novembre 2014

A night at the opera, avec les Marx Brothers

DVD

Il faut montrer à tous les apprentis musiciens (c’est à dire nous tous) la séquence ou deux des Marx jouent du piano puis de la harpe. Ce que le corps peut faire, ce que l’imaginaire de ce corps peut réinventer à partir de ces objets culturels presque éculés, c’est sublime. 


25 novembre 2014

Five easy pieces, de Bob Rafelson

DVD

Filmage de la “ligne de fuite” d’un personnage incarné par Jack Nicholson, qui ne sait pas composer autrement que par la violence ou l’excès ses relations humaines, amicales ou amoureuses. A la fin il essaie de se fuir lui même, de changer de peau (ou de retirer sa vieille peau - il fuit en laissant même son blouson). C’est une belle fin, dans une station service.



9 novembre 2014

Ceux qui m’aiment prendront le train, de Patrice Chéreau

DVD

Etrange amalgame de musiques, de dialogues, de plans, dans une narration et une construction tout de même assez classique (une forme en arche, avec transformation des tensions à la fin). Chaque chanson plaquée sur les images et les dialogues ramène un sens (les lyrics font vraiment contrepoint à l’action) et une émotion plus ou moins complémentaire (les chansons étant toutes dans le registre « émotif » - jeff buckley, beth gibbons, nina simone, the doors etc). Le tout crée une première partie (dans le train) énormément chargée en intention et en pathos, comme un mille-feuille qui n’est pas sans saveur si l’on accepte cette juxtaposition pour le moins assumée, et presque (john) cagienne dans la pluridisciplinarité excentrique qu’elle crée - la comparaison s’arrête là, le matériau (rapport au plan, au scénario, au jeu des acteurs) chez Chéreau restant tout à fait académique. 

 

21 octobre 2014

La vie d’Adèle, d'Abdelatif Kechiche

Cinéma

Tant de gros plans pour arriver à si peu me faire sentir. J’entendais une critique dire quelque chose comme “Kechiche cogne et cogne à l’entrée des corps - et ici surtout du corps de la femme - et rien n’en ressort”. Peu de choses résonnent en effet. A trop vouloir s’approcher du visage, le réalisateur m’étouffe, ou plutôt m’ennuie. La distance d’un Assayas dans “Après mai” me touche plus, avec cette attention portée à la nature, à l’environnement dans lesquels sont les personnages, et qui les construisent, leur offrent une perspective, une ligne de fuite pour eux et peut-être plus encore pour le spectateur regardant. 
Ici, peu d’environnements. On sent que les personnages les traversent, les goûtent ou les subissent, mais tout est hors champ tant Kechiche passe son temps à scruter ses actrices. S’il y a un ciel de feu, il est derrière le visage au premier plan des actrices. S’il y a un arbre qui perd doucement ses feuilles, c’est qu’elles tombent sur le corps de l’actrice.

Sans doutes est-ce le projet. Sans doutes veut-il filmer la présence physique, le visage de l’être aimé, le corps nu de l’être aimé, jusqu’au trop plein, jusqu’à l’ennui, voire au dégoût. Sans doutes
 veut-il faire sentir à son spectateur à quel point la passion qui ne se décolle pas du visage, du corps, qui ne prend pas de champ, qui ne tourne pas son visage ailleurs que vers l’être aimé, finit forcément par se lasser ou par lasser, s’agacer du moindre rouage où l’huile soudain vient à manquer.
L’environnement reprend le dessus, d’ailleurs, après la rupture du couple principal (la classe d’école dans laquelle travaille Adèle, la mer du Nord). Mais assez peu, finalement : c’est un environnement peuplé encore et toujours de visages, de paroles (qui me semble d’ailleurs parfois insuffisamment documentées - le milieu artistique décrit sonne assez faux). Le regard n’arrive pas à se décoller du visage.

Et peut-être est-ce ainsi que les hommes vivent. Kechiche filme alors cela, et son cinéma n’offre pas d’issues sur ces regards, qui finissent par dire non par colère ou par dépit. Il reste collé à ce réel qui ne s’ouvre pas véritablement au monde, à l’altérité (pas seulement à l’altérité des êtres, mais aussi à celle des pierres, des feuilles...). Il témoigne de quelque chose de désespérant et fatal dans la nature humaine - tout comme d’ailleurs dans son prédédent film,
La Vénus Noire.
Son cinéma, en tant que manifestation sensible de cette nature, cherche peut-être encore l’issue vers un ailleurs - son énergie, sa motricité en témoigne. Sans pour le moment n’éclairer aucun chemin, si ce n’est, peut-être, à la fin du film celui de l’éducation (nationale). Dans ces moments d’échange entre les adultes et les enfants ou les ados, brillent quelques lueurs, parfois, parfois.

Et pourtant...si la société qui émerge de cette "Education nationale" est celle que le film dépeint - clivée, à œillères -, il y a beaucoup de choses à travailler encore... Et les gros plans de Kechiche, en étant plus qu’une alternative au vide, s’en remettent à la vie du corps, comme ultime espoir, vérité peut-être. Le désir de filmer cela est beau, mais son cinéma, si volontariste, si démonstratif, si millimétré dans son envie de montrer la sauvagerie du monde, pour moi pour l'instant l’est moins.
 

 

19 octobre 2013

Badlands, de Terence Malick

DVD

Malick, malgré la distance que la voix off met entre moi et ses images, malgré le côté excessivement poseur, romanesque de ses personnages (Sissy Spassek, Martin Sheen), m’achemine peu à peu vers l’intime compréhension du psychopathe principal. Celui-ci se noie au fil du film dans l’irréalité que procure peut-être la plongée trop solitaire dans les éléments naturels, dans le confort trompeur et possiblement régressif d’une Mère Nature (le baron perché de Calvino, Walden n’en sont peut-être pas les exemples emblématiques, ils n’ont pas le même passif, mais il y a de ça tout de même). Ses phases de réveil, forcées par l’intrusion du monde des hommes (monde du travail, monde de la famille, monde de la vénalité, de la mesquinerie etc), créent un écart dans lequel sa folie vient exploser, manifestée par la volubilité de sa gâchette. Au fur et à mesure de ses crimes, son tempérament s’adoucit. La terre - et peut-être, peu à peu, le monde animal des humains - lui apparaissent peut-être finalement trop beaux pour être si rapidement quittés, même si c’est moins la volonté que la mélancolie qui peu à peu domine.
Le spectateur que je suis emprunte un peu le même raisonnement sensible vis à vis du film. Un peu distant dans son premier tiers, je ne veux finalement plus le quitter, comme si sa beauté réussissait finalement à m’ensorceler. L’acmé de sensation vient au moment où les "Morceaux en forme de poire" de Satie (orchestrés) se mêlent aux images du désert dans lequel le futur électrocuté dérive, de plus en plus poire, de moins en moins humain désirant et désiré - sa compagne, toujours plus absente, toujours plus distante, s’apprête d’ailleurs à le quitter.

 

11/06/2012 
L
e marchand des quatre saisons  

& Die bitteren Tränen der Petra von Kant, de Rainer Werner Fassbinder

Télévision sur Internet

Bad lieutenant, d'Abel Ferrara

Cinéma

Musicalité des voix de ces films. Le personnage principal du premier commence en chantant sa phrase d’amorce commerciale, “frische Birnen”. Le plan est long, qui montre son visage tendu vers les fenêtres des étages, à l’intérieur d’une cour d’immeubles. Il psalmodie cette phrase, les yeux vers le haut, comme une incantation adressée à l’au-delà.
Le simple au-delà des murs peut-être simplement ici, mais c’est bien de cet au-delà que peut venir son salut d’homme reconverti dans ce commerce par un malheureux coup du sort, et qui semble apporter le plus grand soin à trouver un écho dans la réponse professionnelle qu’il a fait à ce malheur (viré de la police pour avoir fricoté avec une présumée prostituée en plein service). Longtemps l’appel est sans réponse. Fassbinder prend le temps de filmer cette solitude. Il y a dans celle-ci déjà la condition de sa chute. Et puis cette femme - qui se révèle rapidement être sa femme - qui d’une façon assez étrange l’aguiche avec son porte jarretelle, dans un coin de la cour.

La posture sociale, professionnelle, tendue par le désir de la réussite, et l’appel du désir sexuel. Appel d’en haut (puisqu’une femme finit par lui demander de monter quelques prunes - et on comprend dans leur dialogue au pas de la porte qu’elle est une amante de cet homme), d’en bas (appel de sa femme, qui sait qu’il faut éveiller fortement ce désir chez lui pour qu’il bascule plutôt vers elle que vers une ou des amantes).
La scène montre une géographie triangulaire. Une femme en haut, une femme en bas, lui dans un coin de ce triangle, avec sa charrette. Des va et vient entre ces deux pôles. Et une charrette remplie de fruits à vendre. Avec lui, trois pôles qui doivent s’organiser par rapport à un passé intimement douloureux (qui ne nous est montré par bribes très éparses au long du film). La psychologie précise du personnage est difficile à cerner, mais son état général de plus en plus dépressif est évident. Il s’épuise. Et sans qu’énormément de choses nous soient expliquées, il est possible de sentir à quel point ce triangle de départ repose sur des bases incertaines, dont le moindre effritement fragilise démesurément l’homme. Tendu vers les hauts des immeubles, tendu vers l’appel très appuyé de sa femme. Si tendu qu’il en perd son propre centre. Le film raconte alors sa chute.
Et puis,
Petra von Kant. Les paroles pour conjurer l’angoisse. L’intérieur d’un appartement-cocon, comme une protection, ou une illusion de puissance. L’aspect concret des mannequins, des étoffes, des habits, se heurte à la sensualité des êtres humains. Sensualité traversée par le monde, et qui traverse les murs, et qui se déploie par delà le désir de Petra. Hanna Shygulla passe d’une présence dévorante à un état de spectre pour Petra. Le choc est si brutal qu’elle ne peut qu’aller vers la mort ou la transfiguration de sa pensée, de ses paroles. C’est vers cela qu’elle chemine vers la toute fin du film.
Trajectoire finalement assez semblable à celle d’Harvey Keitel dans
Bad lieutenant - le contexte religieux en moins pour elle. Ferrara filme la mort du lieutenant, comme un aboutissement logique à la trajectoire christique. Petra sera-t-elle épargnée par cela, on ne sait pas.


02/01/2012

A lonely place, de Nicholas Ray

(Télévision sur internet)

Le couteau cambré avec lequel Bogart coupe un pamplemousse pour sa femme apeurée est l’objet dans lequel tout son personnage se résume : un homme toujours sur la brèche, plein de pulsions violentes potentiellement mortelles, contrebalancées par des sursauts finals, ou par d’heureux hasards qui le retiennent à chaque fois du crime - un homme qui fondamentalement ne veut surtout pas tuer (a ce stade du film, le spectateur, à la différence de la femme aimée, sait cela - du moins celui que j’étais l’a vécu ainsi).
"Bogart-le-couteau-cambré", en somme. Il pourrait pointer droit, percer, trucider, mais au dernier moment il bifurque et finit par juste déchirer et donner à manger.
L’acidité du fruit qu’il offre finit par l’isoler de ses congénères. Le couteau cambré, celui qu’on ne sait jamais trop où ranger. Après “don’t bogart that joint” (Easy Rider), on pourrait suggérer “bogart that knife, friend” à son meilleur ennemi. 


24/08/2011  

Melancholia, de Lars von Trier

Cinéma

Il y avait Ludwig ou le crépuscule des dieux (Visconti) pour découvrir par le sensible le contexte wagnérien social et historique. Il y aujourd’hui Melancholia pour réentendre le prélude de Tristan invoqué par un cinéaste aussi wagnérien qu'anti wagnérien (inside Lars von triers, dans ce film et dans sa carrière : une caméra qui semble improviser et trembloter vs une construction et une mise en scène des personnages implacables, des sujets familiaux vs la fin du monde, une parole très intime, à l’allure improvisée vs  une musique Deutsche Gramophon, l'outrance vs la morale etc etc).


20/08/2010

The Ghost writer, de Roman Polanski

Cinéma

Kill, de Romain Gary

DVD

Vu le Polanski deux jours de suite, au cinéma. Un art du montage et de la direction d'acteurs très envoûtant, aussi bien huilé et luxueux que les BMW du film. Aucun détail ne semble laissé au hasard, le son environnant, les voix, les décors, les lumières, les caractères, j'accepte toute cette somme d'artifice avec jubilation. La musique d'Alexandre Desplat (que je ne connaissais pas) est un écrin idéal, qui accompagne les scènes d'une façon très raffinée, avec un art de l'éclipse & de la sourdine que j'ai rarement perçu dans ce genre de cinéma contemporain « classique » (très narratif, avec une intrigue, un rythme allegro ma non troppo etc). Il y a dans l'enchaînement des plans quelque chose d'extrêmement doux, comme si les champs contre champs étaient fait avec l'équivalent visuel d'une sourdine sur la caméra. Les plans sont très précis, privilégiant la vie de la scène plutôt que substituant à la scène une vie de film par le travelling. En ce sens, c'est l'inverse de Kubrick, qui dans Shining fait de sa caméra un personnage souvent à part entière (surtout dans la première partie, lorsque le surnaturel est pressenti mais non tout à fait dévoilé).
Quoique non, ce n'est pas l'inverse, c'est la même chose : ce sont deux cinéastes qui sont conscients de leurs choix. Parce que Kubrick, même avec une utilisation beaucoup plus ostensible de la caméra, arrive également à ne pas l'exclure du film, en en faisant un personnage à part entière – cette présence terrifiante – dans l'hôtel.

Si « personnage-caméra » il y a chez Polanski, c'est un personnage beaucoup moins intrusif que dans Shining. Un regard qui se pose, sans chercher à montrer ou à démontrer. Lorsque le
ghost writer arrive près de la plage où le noyé s'est échoué, il n'y aucun signe qui vient renforcer le plan. Celui-ci n'est pas très long, il n'y a pas de musique sur-signifiante, et l'attention est détournée par les deux personnages qui l'arpentent à ce moment. Pourtant, le spectateur sait (ou est en mesure de savoir) que là mourut le premier ghost writer. A chacun alors d'avoir envie ou non de méditer sur ce lieu de mort. Car le plan peut s'apprécier aussi pour lui même. Il est beau et cette mer « toujours recommencée » (Valéry) fait du bien à voir et à entendre.
Cette liberté laissée au spectateur est douce. Ce n'est sans doutes pas si simple d'en laisser pour le metteur en scène – mais dans tout art, c'est sans doutes la chose la plus essentielle et la plus difficile, qui permet à l'objet de vivre et d'être ressenti de façon multiple, et d'enrichir le monde par des interprétations & des regards légèrement différents & peut-être contradictoires.

Même le dernier plan, sublime, avec la mort hors-champ du
ghost writer et toutes ces feuilles qui s'envolent, malgré le caractère définitif de l'accident, garde une part d'ouverture possible sur de la vie encore. Le fait, peut-être, d’une mort maintenue quasiment hors-champ, et d'un plan dont le contenu se transforme en permanence grâce au vol aléatoire des feuilles du manuscrit. C'est à la fois désespérant et transcendantal : la vérité se disloque avec ces feuilles qui s'éparpillent, mais en même temps se diffuse dans l'espace public, n'est plus confinée dans le paquet que gardait avec attention l'équipe du politique.
Alors, même si personne ne retrace le puzzle, elle se sera offerte au monde, un peu, et qui sait, reste peut-être un infime espoir pour que quelqu'un s'en saisisse encore et dénonce ses machinations morbides (libre à chacun d’y croire ou pas).

Amusant de voir, quelques heures après,
Kill, de Romain Gary – le sujet assez policier et rocambolesque n'est finalement pas si éloigné du terrain que je viens de quitter précédemment, mais la béance entre les deux traitements me donne envie de rester sur le rivage de Polanski. Et me fait penser à quel point la direction d'acteur et le montage sont essenties pour la crédibilité de tels scénario. Ni James Mason, ni Jean Seberg, ni le blues de Memphis Slim, ni la volonté érotique de certaines scènes - très ennuyeuses - ne peuvent être sauvées du naufrage. 


18/08/2010

Madame Bovary, de Vincente Minnelli

Cinéma

Shining, de Stanley Kubrick

DVD

La scène du bal dans le Minnelli donne le souffle par lequel va s'infiltrer lentement mais sûrement la démesure & la folie, chez Emma Bovary. La caméra placée en hauteur filme la salle de bal tout d'abord d'une façon rassurante, car ferme l'espace & crée un contenant où le spectateur peut se délecter à loisir des chorégraphies tourbillonnantes. Puis le tourbillon adopte le point plus subjectif, et déjà victime, d'une Emma n'arrivant plus à suivre sans frôler l'évanouissement – évanouissement qui annonce déjà sa mort par lent empoisonnement.
Alors la rondeur des danses & le caractère enveloppant de la caméra se font remplacer - brutalement - par les bris violents et surprenants des carreaux (moment fidèle à la scène décrite par Flaubert), filmés frontalement ou en légère contre-plongées. Brusquement entre l'air, qui perce le cocon chaleureux de la salle de bal, impose l'extérieur d'une façon très abrupte.
Le regard d'Emma porté au miroir de la salle, dans lequel elle se voit en tenue de soirée et convoitée par les danseurs, est à double tranchant : il l'extasie mais il perce là encore le cocon du lieu. A celui-ci est donné une profondeur artificielle, dans laquelle la raison se perd.
Pour le moment, le reflet d'Emma Bovary l'enivre, mais l'effet pervers est qu'il le met à distance d'elle même - de son propre corps, de ses sensations les plus fines. Ce qui l'absorbe est à nouveau le rêve dans lequel sa raison s'abîme. Plus tard dans le film, il suffira d'une fêlure à un autre miroir et d'un reflet moins irréel (qu'est-ce que la scène du bal sinon une intrusion dans un monde littéralement extraordinaire pour elle ?), pour que ce qu'il renvoie ne soit plus que la béance dans le mur créé par son effet...n'apparaît plus alors que le vertige d'une vie affolée.
 

Autre miroir autre folie que celui de Jack (Nicholson) dans Shining. Lors de son apparition, filmée lors de la première scène de solitude familiale (« one month later »), le spectateur prend peu à peu conscience que celui qu'il voit n'est en fait qu'un reflet de l'acteur. Tout le dialogue avec sa femme qui s'ensuit est filmé ainsi - aucun des deux n'apparait dans son corps tri-dimensionnel. Le cinéaste prend bien soin de montrer l'effet. Effet troublant, qui maintient un léger espace « non miroité » dans le plan fixe cadrant la discussion. Le corps est déjà comme perverti par un regard qui « mentalise » les personnages - celui du cinéaste, du spectateur, et surtout de l'esprit fou qui se substitue lentement mais sûrement à la conscience de Jack. C'est un effet qui donne à son film sa terreur. Qui ouvre l'espace d'une façon subie – oppressante, littéralement.
La caméra, très souvent s'emploie ainsi à être à la fois spectatrice de la folie, mais aussi créatrice de celle-ci, menaçante. Le spectateur est mis par le cinéaste à la fois dans la position du voyeur et dans celle du manipulateur, dans ce qui crée la folie de Jack ou la terreur de Danny. Elle rend le spectateur soit terrifiant (et terrifié d'être terrifiant), soit terrifié.
Ainsi, lorsque Danny voit les jumelles pour la première fois, la caméra l'accompagne d'abord quand il va chercher les fléchettes, dans un angle de vue proche de celui que pourrait avoir les jumelles. Puis le plan qui s'élargit de son regard figé de peur est là encore celui que pourrait avoir ce guide fantomatique légèrement décalé par rapport aux jumelles. Je vois d'ailleurs souvent ce petit décalage entre l'élément effrayant et la façon dont son effet sur les acteurs est filmé, comme une présence invisible. Ce côté insaisissable du regard de la caméra (contrairement à d'autres films de terreur où la caméra emploie plus directement le regard d'un être incarné physiquement), est ce qui me semble créer l'angoisse.
La caméra de Kubrick a aussi dans ce film une qualité de miroir. Lorsque, dans quelques plans saisissants, le regard de Nicholson est filmé dans un léger travelling avant ou arrière, cela donne l'effet de quelqu'un qui observe lui-même la montée de sa folie - comme si l'acteur voyait son reflet dans l'œil de la caméra. Celle-ci génère alors elle-même le vertige de l'acteur, le fait avancer un pas de plus vers la folie, comme les miroirs dans Madame Bovary. Il ne regarde plus un espace fini devant lui, mais un reflet qui a ce double mouvement, qui déchire le sens : fixation et aplanissement de ses propriétés physiques dans un moment où l'espace est déréalisé par le reflet. C'est à dire : fixation d'un moment irréel. Si le regard posé est celui d'une certaine folie, la folie s'alimente et se renforce. Le narcissisme d'un acteur comme Nicholson semblant à un stade déjà bien avancé (il en fait des tonnes dès le début du film), une telle mise en scène achève de le rendre
 impressionnant de folie hallucinée (et cocaïnée, en coulisse...dommage que cela se voit un peu trop...). 


Août 2010

La religieuse, de Jacques Rivette

Cinéma

Titanic, de James Cameron

DVD

Chaque plan de Rivette est une jubilation. L'endroit où il pose la caméra pense goûte et pense l'espace, nous fait goûter et penser l'espace. Lui donne de la profondeur. Pour la première fois aujourd'hui, en voyant cette vieille copie au cinéma, j'ai perçu à quel point cette histoire d'illusion de réel offert par la 3D est un argument vain (je ne remets pas en cause l'intérêt éventuel de la 3D – je ne connais pas – mais simplement cet argument), en tout cas face à l'art du cinématographe. Combien la matérialité de ces espaces clos du couvent, tant dans leur structure (briques, tomettes, pierres), que dans leur profondeur, leur géométrie, apparaît dans le Rivette ! Non par simple magie du cinéma, mais par le fait que le regard du réalisateur est sensible et pensant, qu'il n'oublie pas de questionner ce qu'il filme – tant la qualité de matière des lieux que la qualité de pensée, de psyché, de peau et de regard de ses actrices et de ses acteurs. Parce qu'il considère l'ensemble (un personnage construit par son environnement, et non pas un acteur posé dans un décor), il communique des données au spectateur qui rendent le film d'une densité extrême, et littéralement présente l'impasse mentale dans laquelle se retrouve peu à peu plongée cette religieuse, qui à force de passer son temps à rechercher la réalité dont elle rêve n'a pas le temps de réellement éprouver et penser celle qu'elle vit. Dans chaque situation son corps est dissocié de sa pensée, de son rêve. Cette fuite en avant du mental, si elle lui donne la force de transformer son réel, manque d'appuis et de ressentis du corps – celui-ci n'a le temps de vivre sereinement aucune de ses situations. Il ne peut que vivre mal-aisément, de plus en plus.
A côté, le Cameron (nouvelle revoyure, c'est la force des films peu denses de pouvoir être revus dans des moments de relative indisposition physique et intellectuelle – comme un lavage de cerveau avant reprise des activités) manque singulièrement de plasticité. L'usage presque incessant des travelings rend difficile la captation des espaces, de leur qualité. Dans certains moments, c'est un parti pris intéressant car il permet d'épouser la perception subjective d'une masse grouillante, en mouvement permanent. Mais même une personne en mouvement dans cette masse a des moments de repos, peut se mettre à l'extérieur de ce mouvement. Et mieux le capter alors, mieux le ressentir. La caméra peut être cet œil là, aussi. Même s'il n'y a pas forcément une situation supérieure à l'autre, le mouvement permanent fait que le décor (une fois compris qu'il serait à la hauteur des moyens mis en œuvre pour la reconstitution, et qu'en tant que décor il est très impressionnant) devient assez régulièrement une toile de fond, avec des acteurs devant. Cela me semble particulièrement vrai pour les scènes en extérieur d'avant la catastrophe (c'est lié aussi sans doutes aussi à un éclairage bien artificiel) : le pont, point de rencontre des différents mondes en présence, me semble peu incarné – mais enfin peut-être est-ce moi qui était mal luné.
Par conséquent je me rabat sur les personnages. Une galerie de portraits qui réussit à chaque fois quand même à me captiver – leurs caractères peuvent sembler être tracés grossièrement, mais je veux bien croire que de telles situations humaines « catastrophiques » puissent polariser plus encore chacun d’entre eux.


11/08/2010

Starship troopers, de Paul Verhoeven

DVD

Un film qui me parait montrer, l'air de rien, à quel haut point - et quel que soit ses degrés d'évolution - l’homme ne pourra jamais vaincre la mort & les catastrophes & les monstruosités de la nature. Il a cette vocation de toujours construire des systèmes qui, même hyper opérationnels, génèrent leurs contre systèmes (humain, ou naturels). Les conflits qui en résultent font à chaque fois ressortir les caractères les moins inventifs de la race humaine (ordre, amitié virile, insensibilité généralisée, etc), soi-disant nécessaire à sa survie. Disons que le film d'anticipation ou de SF qui postulera autre chose reste à faire. 


28/08/2004 

Opening night, de John Cassavetes

Cinéma en plein air, La Villette, Paris

L'image arrêtée du visage de Gena Rowlands, sur lequel défile le générique final, me bouleverse. Dans ce mouvement suspendu il y a la vie qui se projette hors de l’art, de l’artifice, et qui m’atteint en plein cœur. Ce mouvement de l’actrice qui a pris le risque d’injecter la vie, sa vie dans la pièce de théâtre morne qu’elle devait jouer, et qui se crame comme cela, et qui vibre de tout son corps, de toute son âme. La grande scène finale est comme une sorte d’épiphanie, où toute les tensions s’exacerbent pour faire jaillir une émotion ravageuse, qui tue la mort.
Déclic bouleversant lorsque Cassavetes vient au secours de Rowlands, de l’art, du public, lorsqu’il se met à improviser le texte de son personnage, et qu’il prend le risque d'enlever le filet des mouvements et des mots officiels. Film sur des êtres humains qui font la nique à la décrépitude et à la mort, en immergeant leur corps, leur vie dans l’art. La pellicule, la musique, discrète mais qui parfois surgit comme une lame de fond pour faire culminer au plus haut quelques pics émotionnels (comme le générique final bien sûr), les cadrages et l’éclairage des visages, tout contribue à faire de ce film un témoignage bouleversant de ses acteurs, d’une bande d’amis unis à la vie à la mort.
 


24/03/04

Chemins de traverse, de Manuel Poirier

Cinéma Les 400 coups, Angers

C’est une histoire que le spectateur construit pendant qu’elle semble se déliter. Au fur et à mesure que Sergi Lopez commence à tout perdre (les filles, l’argent, la liberté...), le spectateur comble les blancs de son histoire, comprend peu à peu son passé. Cette compréhension est vécue à travers les investigations de son fils. L’histoire mène Sergi Lopez dans une sorte d’impasse physique et existentielle, tandis que pour le fils et pour nous spectateur s’ouvrent les chemins de l’émotion et de l’empathie pour ce personnage.
Le fils se remplit du passé et du présent de son père, découvre peu à peu sa complexité. Du silence et de la négativité qu’il semblait manifester pour lui, il finit par le comprendre et l’aimer, en le lui témoignant. Le fils devient le père, celui qui réconforte et protège. Le père devient le fils, celui qui accepte et est réchauffé par cet amour exprimé. Pour l’un, c’est le passage à l’age adulte. Pour l’autre aussi. Car les rôles échangés finissent par les invalider. Ne restent plus que de l’amour (ou au moins : de l'empathie), et une envie de ne pas laisser fuir les moments où l’on peut se parler et tout se dire ou presque.  

 

02/11/2003

Elephant, de Gus Van Sant

Cinéma MK2 quai de Seine, Paris

D’abord je sors de là un peu indécis, vaguement choqué par certains parti pris du réalisateur. Celui-ci nous fait suivre le parcours de certain(e)s adolescent(e)s, d’une manière plus ou moins poussée – mais de toute façon très limitée, puisque ce « parcours » est circonscrit aux quelques heures qu’ils passent au lycée le jour du massacre. Il adopte un découpage subtil, ludique, avec divers procédés : insérer une scène, un bloc de temps entre deux plans appartenant à une autre scène qu’on imagine plus ou moins simultanée, mais qui ne l’est pas forcément et qui ne s’inscrit pas dans la même durée. D’autre part, certaines scènes fortes de cette dernière matinée sont filmées à différentes reprises, pour tour à tour mettre en valeur chacun des personnages. Cela provoque naturellement des retours en arrière, un temps circulaire et une mise en scène qui peu à peu épaissit la dramaturgie du film. Moins parce qu’on se demande quels sont les points de vue, les angles de vision des futurs meurtriers, que du fait de la variété de possibles cinématographiques qui finit par troubler cette réalité, brouiller ses repères - ce qui pourrait conduire à la folie si nous n’avions pas des clés, intellectuellement et culturellement parlant pour nous y retrouver (et on peut bien ici parler de culture de spectateur potentiellement partagée, dans la mesure où Gus Van Sant reprend des procédés déjà utilisés entre autre par Kubrick, Rivette, Altman, Lynch ou Ferrara). 
Non pas qu’un spectateur n’ayant pas cette culture ne serait pas apte à comprendre ce procédé, mais en en percevant plus immédiatement l’aspect presque déjà « classique » - c’est-à-dire déjà relativement codifié - on arrive mieux sans doutes à voir ces moments, sans le stress de la compréhesion ou de l'incompréhension. Le dosage nécessaire entre nouveauté, surprise, et terrain plus connu est ici assez équilibré, dans la mesure où ces procédés de montage sont mis au service d’un récit qui n’a pas, a priori, de logique dramatique. Il y la vie d’un lycée, puis un massacre. Ces deux temps n’ont qu’une corrélation ténue, simplement portée par deux individus. Rien ne peut être scénarisé, expliqué, démontré. Le seul contenu pourrait d’ailleurs être, pendant la première heure du film, celui d’un documentaire sur la vie d’un lycée
 middle class aux Etats Unis, si la mise en scène et le découpage n’insufflaient pas cette tension nécessaire pour accrocher le spectateur, et lui signifier que quelque chose ne tourne pas complètement rond quand même. On peut trouver l’idée de vouloir dramatiser le parcours de ces ados (filmer longuement leur déplacement de dos, etc.) un peu limite, surtout s’agissant de retracer une histoire qui s’est inscrite (et qui pourrait s’inscrire encore) dans le réel – cf l'indécence de la scène des douches dans La liste de Schindler. Sauf que, contrairement à Spielberg, GVS utilise cette manière de filmer d’un bout à l’autre du film, pour insuffler à la fois un tempo lent et une certaine tension. Ce n’est pas un effet : c’est son langage cinématographique qu'il pose d'emblée.
Cela crée moins du suspens qu’une certaine mélancolie, un hommage poétique aux parcours physiques (les différentes manières dont ces jeunes arpentent les couloirs), ou bien mentaux (plan fixes sur des regards) des adolescents. Le retour cyclique de différents espaces-temps finit également par donner une idée géographique de l’endroit et de la manière dont, par les conséquences du hasard, tel ou tel va se retrouver victime ou rescapé du massacre final. De la même manière, les tueurs se réjouissent par avance de l’aspect aléatoire du carnage tout en imaginant un parcours précis dans cette géographie du lycée. GVS capte le temps et les être, leur donne une voix, une image, sans aucun travail d’explication, sans aucun effet « psychologisant » - d’où l’aspect peut-être un peu déroutant du film, d’où sa force également. Car en ne donnant aucune explication, GVS se met dans la même situation que les ados tueurs. Eux tuent sans raisons expliquées ? Lui montre cette tuerie sans explications. Ce qui évite la caricature, et qui nous rappelle aussi qu’entre la vie et la barbarie, entre l’art et la barbarie, il n’y a qu’une déroute. Qu’entre Hitler et Beethoven, qu’entre la
lettre à Elise (joué par un des tueurs au cours du film) et le massacre de Columbine, il n’y a peut-être qu’une déroute, un chemin tragique pris par quelques cerveaux perdus, capable de tracer le plus funeste des itinéraires collectifs.
Ce film raconte cela sans discours, grâce justement à cette utilisation de la musique. La musique, l’art peut donner de la grâce à la vie – voir la scène sur le terrain de foot, portée par Beethoven. Mais l’art peut être aussi réduit à néant pour peu qu’on ne parvienne pas à le rendre sensible, à l’extérioriser, à le partager. Le doigt d’honneur fait à la partition avant le carnage pourrait symboliser ce manque : ce n’est pas en travaillant du Beethoven, en s’approchant physiquement,
via une partition, d’une pensée et d’une sensibilité extraordinaire, que l’on va forcément pouvoir en percevoir la force de vie – force de vie qui réside dans la création, toujours renouvellée, toujours renouvelable. Car même si en tuant les ados créent quelque chose - de la mort en pagaille – ils ne peuvent en jouir qu’un court instant. Une mort absolue pour les victimes, mais juste une petite mort pour eux ; un pauvre orgasme, sans l’amour qui permet le renouvellement du même, dans le plaisir de la variation.
Car lorsqu’il n’y a plus de victime, il n’y a plus rien – et cela, GVS le montre très bien en filmant les meurtriers vaguement ennuyés une fois tout le monde mort. Mais toujours enfants, un peu... joie et ennui de l’enfance, mais d’une enfance vrillée, explosée en vol, sans repères sensibles…“am stram gram...”. Le fait de ne pas filmer la mort des initiateurs du carnage, à la fin du film, pour moi ramène celui-ci vers la vie. GVS n’est pas désespéré : il ne joue pas le rôle du juge qui condamne à la peine capitale, ou du voyeur qui s'en délecte. Il ne filme pas les suicides des deux adolescents. Comme nous tous il n’est pas si loin, par définition de l'humanité, de ces ados tueurs, et ne voit rien d'une résolution en leur mort. Contrairement à eux – et même si de telles disconnexions entre des individus et le monde ne peuvent être aussi simplement explicable - lui a dû faire des rencontres qui lui auront permises de mettre en forme son regard, sa vision du monde, et littéralement de pouvoir en vivre. Ce qui, à défaut de pouvoir mettre tout déraillement mental à l’abri, peut néanmoins aider face à la tentation des armes à feu, en nourrissant l’ennui naturel et nécessaire de l’enfance peu à peu par la passion de l’expresssion. Une expression au long cours, loin, très loin de la fugacité d’un événement létal.

 

02/10/2003 

Alila, d'Amos Gitaï

Cinéma MK2 quai de Seine, Paris

C’est un Mean Streets israélien (Tel-avivien, plutôt), avec ce même pouvoir saoûlant (voire soporifique) du fait de la profusion des paroles, de l’hystérie des personnages, du serrage quasi constant des cadres et de la récurrence de certains d’entre eux, jusqu’à un étouffement de circonstance (le complexe porte/couloir de l’habitation principale en particulier). Avec également une femme magnétique, qui jouit très fort dans la première moitié du film et devient à la fin un roseau frémissant et solitaire sous la pluie. Elle est debout immobile, avance délicatement sa tête, ouvre la bouche ferme les yeux, goûte les gouttes. Raz-de-marée d’émotion, d’un seul coup, tout à fait calculé par le cinéaste puisqu’il diffuse, par dessus le crépitement de l’eau, un trio de Schubert forcément terrible.
C’est calculé mais peu importe, car de l'autre côté de l'écran je ne l'attendais pas, ce moment. C’est la fin du film, et c’est la première musique extérieure à celui-ci, plaqué sur ce plan-séquence. Il la ramène de très loin cette scène, et elle emmène alors très loin l’imaginaire. Très lointain de la vie dans ces bicoques urbaines et israéliennes l’univers de Schubert l’allemand du XIXe – et ce n’est sans doute pas sans volonté de réconciliation que Gitai invente ce passage. Juste avant cela il y a cette femme-flic, qui se lance, toujours sous les cordes (de pluie), dans un chorus halluciné qui la voit déverser d’une voix éraillée, insupportable, qui n’en peux plus de chercher des griefs, toute sa rancœur envers les autres, et qui est comme une sorte de figure extrêmement tragique - mélange de bonté et de méchanceté - de l’humanité. Il y a également ce générique particulier, qui donne un aspect convivial au moment que l’on passe à voir ce film : le cinéaste présente en voix-off les noms des techniciens et des acteurs, se présente lui-meme, et conclut en souhaitant une bonne projection au spectateur. Manière aussi de « délocaliser » son projet, d’assumer justement son aspect d’histoire (de quelques personnages, de quelques lieux), qui témoigne, comme toute les histoires qui partent d’un vécu, de quelques aspects/sensations universels, donc – en toute logique – intéressants pour les humains que nous sommes.


11/05/03 

La nuit du chasseur, de Charles Laughton

Cinéma le République, Paris

Il faudrait comparer les films qui jouent sur la circularité d’une histoire et étudier de plus près ce procédé. Bien utilisé, il permet de leur donner une évidence formelle très proche du procédé du « film en miroir » cassé en son milieu (comme Vertigo ou Mullholand drive), et ce quel que soit le niveau de possible compréhension. Si le « Dick Laurent is dead » de Lost Highway ouvre et clôture le film d’une façon quelque peu sibylline, ce n’est pas bien grave, car il y a le fort plaisir du cinéma : la phrase une première fois désincarnée est à la fin identifiée. Le jeu trouve une conclusion, ouverte. A l’interphone plongé dans la pénombre d’un appartement au début du film répond, à sa fin, une lumière solaire qui fait éclater la blancheur de l’extérieur de ce même appartement. Jeu binaire de contraste unifié par l’élément commun de la phrase, et distordu par une folie susceptible de contaminer le spectateur - parce que l’homme, des deux cotés du film, des deux cotés de la porte, est physiquement le même. Mis à part ces éléments de contrastes ou de distorsion mentale, il y a un phénomène d’amplification sonore : les sirènes de police qu’on entend très furtivement à travers l’interphone au début sont ramenées au premier plan de la bande sonore lorsque le film se conclut.
Ces parallèles ne sont pas sans analogies avec les deux scènes nodales de
La nuit du chasseur. Le début : le père véritable de John (chemise blanche) se fait capturer par les policiers dans son jardin, sous les yeux de ses deux enfants. La fin : le prédicateur psychopathe (costume noir) sort de la grange et se fait capturer à son tour par les policiers sous les yeux de ces deux mêmes enfants. L’élément commun : la situation, la traque, les flics et le son des sirènes hurlantes hors champ. L’élément réversible : l’homme traqué, personnifié par ses deux pôles extrêmes : le hors-la-loi type Robin des Bois, qui voudrait nourrir la veuve et l’orphelin, et le truand cynique et dérangé qui assassinerait la terre entière pour une part du magot.
Un élément distord la perception et contribue à rendre magique la mécanique du cercle qui se referme : le comportement de l’enfant. Celui-ci à la fin du film est peut-être un peu comme nous spectateurs à la fin du film de Lynch. Sa perception des êtres et des choses se brouille. L’élément distordu, dans
Lost Highway issu de l’image filmée pour conduire au mental du spectateur qui seul voit la scène des deux côtés de la porte d'entrée de l'appartement, passe dans la nuit du chasseur par l'expérience vécue d'un des personnages du film - ce jeune garçon qui déraisonne lorsqu'une expérience similaire et différente à la fois se superpose à la première. Le comportement qui découle de ce traumatisme agit alors comme une catharsis pour l’enfant John (dénouement qui n'est que le début d'autre chose probablement), et en tout cas pour nous spectateur qui voyons s'achever une forme cinématographique assez parfaite, comme peut l'être celle de Vertigo ou Mullholand Drive. Le film me semble mettre en lumière, dans une perception issue de celle de l'enfant John, toute la folie de l’existence, qui ne cesse de voir l’histoire se répéter sous différentes formes. L’être vivant placé dans une situation extrême, comme le petit garçon du film, peut un moment en perdre sa lucidité. Les frontières entre la entre la raison et la folie montrent alors toute leur porosité.
Si dans
Lost Highway Lynch filme cette porosité d’une manière très ostensible (surtout dans sa deuxième partie), Laughton et son scénariste James Agee opèrent de façon plus voilée, opérant par contraste avec cette bipolarité très marquée où le Bien et le Mal (L.O.V.E / H.A.T.E tatoués sur les doigts de Mitchum) s’affrontent ironiquement. 

 

01/05/2003 

Dolls, de Takeshi Kitano

Cinéma MK2 quai de Seine, Paris

Film qui se déroule comme un ruban sinueux revenant parfois vers son origine. Des plans fixes comme autant de peintures (ou de photos, ou de vignettes) qui font respirer sereinement le film, qui lui donnent une sorte d’existence qui n’est pas lié à une tragédie linéaire. On sort de la salle de cinéma, et la plupart des personnages sont morts, mais pas la lune. La lune qui se montre totalement gratuitement dans le film est là, dehors également. Cela donne une sorte de présence éternelle à cette histoire, on a l’impression non seulement d’avoir suivi l’existence de quelques personnes, mais aussi d’avoir mieux senti à quel point toute cette vie s’inscrit dans des phénomènes plus grand que nous – en longévité, en taille, en puissance phénoménologique – qui nous embrassent, nous bercent, nous réchauffent. Et nous même nous sommes maillons de cette chaîne où se love l’existence des choses. Nous créons les poupées du bunraku pour qu’elles nous reflète jusqu’à pouvoir se jouer de nous, avoir une existence propre qui met d’autres aspects de la vie en lumière. Nous sommes parfois plus grands que la lune, et parfois les marionnettes sont plus grandes que nous. Il y a des interactions permanentes entre le passé et le présent, le pressentiment de l’avenir, entre les êtres, entre les êtres et les choses, entre les êtres et les astres, entre la bille de plastique et la lune, entre le souffle éperdu de la fille et le bruissement du vent dans les feuilles. 


09/01/03 

La vie nouvelle, de Philippe Grandrieux

Cinéma MK2 Beaubourg, Paris

Filmage, sensations animales. Plans des visages renversés en arrière, en contre plongées parallèles au sol. Quand le rire ou le cri surgit, on voit les dents, les narines qui s’ouvrent, les yeux sont cachés, il n’y a plus qu’un museau de rongeur. All the girls are specials. Réflexion à double tranchant : la recherche et la découverte des corps féminins est infinie ; la recherche avec un seul de ces corps l’est tout autant. L’Américain en crève, de ça. D’avoir perdu le corps de Melania, le corps de Mouglalis. Il ne reste plus que le cri. Cette « fille spéciale » qu’il voulait acheter comme une pomme de terre l’aura fait basculer vers le nonsense total. Au cours d’une scène imposante, pivot du film tel le basculement « au-delà de l’univers » dans 2001 ou la gigantesque partouze d’Eyes Wide Shut, les images sont filtrées, on voit les corps comme s’ils étaient radiographiés. Peu importe la facilité du procédé, il n’intervient que là, et il est saisissant. Plongée dans un cauchemar où Mouglalis se transforme littéralement en chienne – bien que son corps à quatre pattes soit plutôt celui d’une panthère. Visage féminin transformé en gueule carnivore – le sang d’une chair humaine macule le centre du visage fait disparaître le nez, et les yeux cernés de khôl ressemblent à deux orifices percés dans un crâne. C’est une boucherie onirique filmée dans un étrange noir et blanc. On se retrouve comme au fond d’une caverne, qui pourrait bien se situer dans un coin de cerveau... Musique saturée, réduite en ondes physiques, au-delà de toute mélodie. Corps baisant filmés en plan fixe, comme un regard posé sur des animaux en train de copuler. Plan fixe d’une ville-dortoir, immeubles-barres pour lapins, avec ses cages. Comédie musicale : Mouglalis qui susurre quelques mélodies sur les (dés)accord(é)s mijotés par le groupe Lift To Experience. Scintillement de la robe du soir, dorée, et du décor. Contraste avec le noir et blanc/radiographie de la future scène destructrice ou « transubstantiatrice ». Mouglalis ne serait-elle pas un ange de l’Ancien Testament descendu sur terre pour mener jusqu’à son terme, jusqu’au bout de sa logique, le processus de fragmentation des corps que la société marchande ne cesse d’approfondir et de creuser ? A la fin du film, il semble qu’une sorte d’« évidation » de la pensée ait été menée à son terme – le corps ne servant plus alors qu’à nourrir les chiens. Il reste encore un peu de pensée, et de pensée du corps aujourd’hui. Mais il apparaît comme possible – c’est ce que semble penser Grandrieux - que la prochaine étape soit assez barbare, purement physique et animale.

 

31/12/02

Vertigo, d'Alfred Hitchcock

Cinéma Grand Action, Paris 

Apparition féerique de Kim Novak au restaurant Ernie. Est-ce la qualité de la copie ou un effet voulu d’Hitchcock, toujours est-il que le grain de la photo est peu défini, contribuant à l’onirisme de la scène. Le visage dirigé légèrement vers le haut surexposé semble se fondre dans la lumière, comme lui-même ému de cet éclairage qui le met en valeur. Malgré des couleurs presque passées, tout scintille dans une atmosphère irréelle, le rouge à lèvre de Kim Novak, la robe d’un violet ou d’un vert, je ne sais plus, dans lequel pris de vertige on se noierait. La musique de Bernard Hermann, ici d’un érotisme inégalé, semble pleurer de désir à cette femme et l’on défaillit avec James Stewart devant cette apparition presque surnaturelle, en tout cas filmée, jouée comme telle. D’où la frustration du spectateur et de l’acteur, lorsque, aux 2/3 du film, on comprend que l’on s’est fait berner, que tout ceci n’était qu’un coup monté. On se surprend pourtant, devant la vulgarité du visage de Kim la brune, à vouloir nous aussi retrouver la blonde... Mais c’est sans espoir, l’atmosphère de mystère qui entourait Madeleine est rompu. Quoique. Lorsque l’image physique – tailleur seyant, couleur des cheveux, chignon tourbillonnant - est reconstituée, on replonge un instant dans la sensation de la Madeleine retrouvée. Et Hitchcock de nous ramener là un instant dans l’atmosphère presque hallucinatoire qui caractérisait la première apparition de Kim Novak, près du comptoir d’Ernie où Stewart découvrait son profil.
Alors, dans cet hôtel, à la sortie de la salle de bain où la brune s’est à nouveau métamorphosée en Madeleine, on retrouve avec lui cette délicieuse sensation d’un passé redevenu présent, lui et nous étreignant l’image du corps perdu ici retrouvé. Mais la sensation est fugace (avec Madeleine, une histoire de madeleine...), et rapidement le sens affleure à nouveau. Le film doit s’achever, Stewart doit élucider cette machination, et le tout entraîne cette mélancolie inhérente à la vie et au cinéma lorsqu’elle/il fait éclater des bulles d’émotions fortes et fugaces sur son chemin.
Lorsque le sens s’achève, que Stewart dénoue les liens du complot et que s’ébauche, lors d’un baiser en haut de la tour,  un recommencement entre lui et une femme déshabillée des fantasmes qui avaient nourri l’imaginaire du personnage comme de moi spectateur, comment ne pas sombrer à nouveau dans la mélancolie quelques secondes après, quand l’histoire se répète, quand le corps se jette et se fracasse à nouveau en bas de la tour, que la mort reprend ses droits et tue le rêve, et tue le film qui s’arrête, cette fois-ci définitivement, après avoir littéralement bouclé son histoire.
Mais, chose plus étrange encore, on découvre aussi après-coup le plaisir morbide de voir s’achever une forme – qu’elle soit cinématographique est un détail – parfaite, bien plus parfaite sans doute que si un
happy end l’avait conclue, et qui grâce au clair souvenir qu’elle nous laisse soigne notre mélancolie. 


04/12/02 

Romance de terre et d’eau, de Jean Pierre Duret et Andrea Santana

Cinéma St Michel, Paris

Des familles nombreuses à l’intérieur desquelles la solidarité semble prendre forme d’une manière aussi évidente que le roc sous l’érosion des vents et de la mer. Un rapport à l’enfant, à la femme, comme à une nature sauvage qui peut être épuisante. Non qu’on ne les aime pas - quel plus beau chant d’amour d’ailleurs pour la terre que la cultiver – mais on sait particulièrement bien dans cette région que le sang, parfois, se tarit comme le cours d’eau lors de la sécheresse. Et c’est parce que l’on sait cela, parce que le père a vu sa mère laisser deux de ses filles, ses soeurs à lui,  mourir sans pouvoir leur apporter le minimum de nourriture ou de médicament dont elles avaient besoin, que l’on reste debout, que l’on travaille sous le soleil du matin jusqu’au soir, que l’on continue de rire avec la femme, avec les enfants : pour ne pas se retrouver totalement démuni devant leur quelques demandes, pour repousser les forces qui cherchent à casser les liens d’amour et de sang. Gagner quelques ronds, quémander à un « supérieur », avec toute les peines du monde dans le meilleur des cas, le partage d’un petit lopin de terre, pour ne pas voir ses fils partir mendier dans les favelas des zones urbaines. Ou pour garder l’énergie et la folle envie de fêter l’Epiphanie en famille, sous des masques monstrueux et multicolores, au son d’une guitare et de quelques chants. Sous ses masques enfin la folie et la vie peuvent s’épanouir, enfin le corps n’est pas enchaîné à la loi de la terre et du ciel qui dicte les actes du travail quotidien. Sourire de l’enfant qui ne trouve plus ses mots au sortir du masque, qui peut bien s’en passer pour une fois après tout, qui peut préférer galoper et s’imaginer le monde, saoûlé par les couleurs et les sons. Rires du vieux - dont  les deux fils ont été «repris par Dieu » - comme une politesse du désespoir érigé en art de vivre, dans laquelle sa femme aimée et aimante, visage tendu de milles nerfs,  semble se retrouver, mais  avec quelle difficulté... Phrase de quelques anciens, qui jaillissent comme des poèmes sans cesses réinventés, chargés d’ironie, de douleurs  transformées en images qui éclatent de vie et de mort, qui entremêlent indéféctiblement la terre, le ciel et l’homme – « lorsque l’hiver s’en va, c’est comme si l’on enterrait le père de famille ». Car on sait alors l’Adversité – la sécheresse, le risque des récoltes assassinées – qui se tapît à nouveau dans l’ombre des instants. Et nous de repartir, dans l’air mordant et hivernal de Paris, pour, peut-être, essayer de recréer des liens aussi forts entre la vie et le son, sans mesquineries, avec envie d’en découdre aussi avec les sons morts, avec les tueurs de son, qui se terrent parfois à l’intérieur de nous-même.