11.6.19

Par une curieuse synchronicité avec un rêve relaté voici un mois ailleurs sur ce site, voilà que je tombe il y a quelques jours sur ces mots de Jean Douchet, interrogé par Joël Magny ("Jean Douchet, l'homme cinéma", entretiens avec J.Magny, éditions écritures, p.38-39). Pas entièrement convaincu par sa distinction science-art qui me paraît excessivement catégorielle, mais son rapport critique à cette notion du "savoir", par contre... 

Joël Magny : Votre démarche se rapproche en tout cas de celle de Bachelard, par cette façon que vous avez d'aborder un film par le côté affectif, généralement considéré comme flou, subjectif, pour déplacer ensuite cette approche vers quelque chose de quasi scientifique.


Jean Douchet : avec le temps, j'en suis venu à développer, pour le plaisir, une théorie personnelle qui n'a aucune valeur de vérité, à savoir qu'il faut être contre le savoir et pour la connaissance. Être contre le savoir, cela ne veut pas dire refuser d'apprendre et d'apprendre le mieux possible le plus de choses possibles. Le savoir consiste à dire "je sais" tout en sachant que cela me donne le pouvoir. Beaucoup de gens, de théories, d'idéologies, fonctionnent sur ce savoir-pouvoir : je sais, j'impose mon savoir, tout le monde doit s'incliner devant, de ce fait j'ai aussi le pouvoir. Développé dans ce sens, le savoir est catastrophique. Pourtant, il est absolument nécessaire de savoir pour connaître. Mais ce qui est vraiment important, c'est précisément la connaissance elle-même, c'est à dire s'ouvrir au monde, s'ouvrir aux autres, s'ouvrir - c'est ici le cas de le dire - à l'univers (...) La connaissance, c'est ce qui permet d'être réellement en contact avec ce qui est de l'ordre du vivant. Comment ça vit ? C'est cela qui m'intéresse. A ce moment-là seulement, le savoir devient indispensable, parce qu'il est lié aux sensations. Voilà pourquoi l'art est important. La science, c'est le raisonnement et l'expérimentation. Dans le domaine scientifique, on ne sait quelque chose que si la répétition de dizaines d'expériences aboutit toujours au même résultat. On dispose alors d'un savoir. Mais ce n'est pas suffisant. Il est plus intéressant d'avoir la connaissance et de sentir le savoir, sans que l'on sache vraiment en quoi il consiste, mais on le perçoit : l'art, c'est cela ! Autrement dit, la science s'empare du monde de l'extérieur, en décortiquant toutes les surfaces, en enlevant les écorces. L'art, lui, opère de l'intérieur. C'est une connaissance qui permet de ressentir les choses, les êtres...Je reconnais que cela peut paraître un peu flou, voire très confus. On est parfaitement en droit de me le reprocher. Mais je sais et je sens qu'il doit y avoir là quelque chose de vrai. Et c'est pour cette raison que l'artiste est si important. Pourquoi un artiste dit-il tant de choses à partir de simples effets, donc de sensations ? Pourquoi une lumière, un changement de couleur, un chant d'amour, une note, un plan, une différence infime dans un rendu, débouchent-ils sur une connaissance, et de là, sur un savoir ? C'est ce qui m'intéresse."